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HOMMAGE : AINSI ÉCRIVAIT ABDOULAYE CIRÉ BA

Le pays rêvé

La patrie, pour un enfant, est un territoire étriqué dont il est le centre. Á onze ans, à la fin des années cinquante, la patrie se limitait, pour moi, à ma famille, à mon village, au sourire de ma grand’mère, à mes compagnons de jeux. Ma patrie, comme l’écrivit Mahmoud Darwich, dans un poème qui suscita de furieuses polémiques : « c’était l’odeur du café de ma mère ».

La décision de mon père de rejoindre l’administration territoriale mauritanienne et la lecture d’un article du journal « Paris Dakar » m’expulsèrent de mon patriotisme infantile, et ouvrirent mon imagination à une terre qui se résumait jusque-là au sol de mon village natal, et qui prit, tout à coup, les couleurs d’un pays rêvé. L’autonomie interne accordée par la France à ses colonies avait réveillé la fibre patriotique de mon père et de nombre de ses compagnons. Tous anciens combattants de la Deuxième Guerre, ils étaient, depuis leur démobilisation, de petits fonctionnaires (plantons, chauffeurs, cuisiniers, commis) dans les départements et services du Gouvernement Général de l’AOF, dont le siège était à Dakar. La perspective espérée et probable de l’indépendance les avait convaincus de se mettre au service du pays de leur naissance.

L’article du « Paris Dakar » annonçait la pose de la première de ce qui devait être la future capitale de la Mauritanie. Il me fallut un long moment avant de déchiffrer correctement le nom de cette ville future, qui n’était encore qu’un lieu-dit : Nouakchott. La seule magie d’un nom aux sonorités étranges auréolait déjà cette ville qui n’était pas encore sortie de terre d’une mystérieuse beauté. Rien qu’à en prononcer les syllabes, je sentais les grains de sable agacer ma langue et crisser sous mes dents, et sur ma peau, le souffle des vents chauds du désert. Mon imagination débordait d’images incohérentes : de hauts buildings flambant neuf, des dunes et des dunes, ainsi que d’interminables vagues d’un océan sans eau, la chaleur des bivouacs au clair de lune, de larges avenues trouant les horizons, le ricanement d’une hyène, au cœur de la nuit.

Je devais certainement savoir, même de manière vague, que j’étais « mauritanien » ; je me sentais envahi par une sorte de fierté, qui confinait à la vanité, d’appartenir à un pays dont la géographie était indéterminée, dont les frontières m’étaient inconnues, et dont l’improbable capitale était une ville, devant surgir des sables, un jour prochain, comme par un coup de baguette magique. J’agaçais mes camarades de classe et mes copains de quartier à force de répéter que mon pays s’appelait « Mauritanie » et non « Gannar », et que sa capitale, Nouakchott, était une ville nouvelle, mille fois plus moderne et belle que Dakar. Ce faisant, je m’exposais aux réactions de mes auditeurs, qui allaient des moqueries sur mon pays retrouvé (« la Mauritanie est un mouton mort, et tous les chacaux/chacals viennent prendre leur part ») aux méchancetés carrément racistes (« tukuloor, jam nyalli… », « taatu naar amul tubëy »).

J’arrivais à Nouakchott à la fin-septembre 1960 et, le 28 novembre, je participai, dans un modeste et néanmoins impeccable uniforme de scout, à la célébration de la naissance de la Mauritanie indépendante. Je devais être un adolescent chanceux ; en l’espace d’une année, j’avais assisté à l’éphémère expérience unitaire de la Fédération du Mali, été témoin de l’accession du Sénégal à l’autodétermination et défilé (avec peu de majesté, il est vrai) à la fête de l’indépendance de mon pays. Comble du bonheur, j’avais rencontré celui dont j’avais su, à la seconde même où nos regards s’étaient croisés, qu’il était l’ami que j’attendais.

Le Nouakchott que j’avais découvert était très loin de la ville que j’avais espérée. Point de buildings, à peine une dizaine d’immeubles culminant à deux étages, quatre ou cinq rues goudronnées s’aventurant dans une brousse maigre, en attente de voitures et de piétons. Je n’avais entendu aucune hyène ricaner dans la nuit, mais j’avais rencontré des fennecs, cousins locaux des « chacaux/chacals », dont j’ignorais jusqu’alors l’existence. Mais comme mes rêves étaient un kaléidoscope d’images et d’attentes contradictoires, je me consolais rapidement de ce qu’en dehors du vieux Ksar, « ma capitale » ne fut que l’esquisse grossière d’une cité posée sur le sable.

J’arrivais d’une métropole centenaire dont la forte dynamique intégratrice était mêlée de relents d’intolérance et de mépris pour ceux qui venaient d’ailleurs moins bien lotis. J’entrais dans une ville à l’état d’embryon, dans laquelle les forces centrifuges se nourrissaient des instincts grégaires de maigres populations venues de toutes les brousses. Le collège de Nouakchott (l’actuel lycée des jeunes filles), qui entamait sa deuxième année d’existence, était un concentré d’espoirs annoncés et des drames non attendus. Ce fut un creuset, un lieu à la fois clos et ouvert, propice à la découverte de l’autre et à la reconnaissance mutuelle. Ce fut aussi une arène où nous nous épuisions en d’absurdes matches de football rudimentaire et de rudes et joyeuses batailles de dortoirs qui, invariablement, partageaient tous les élèves en deux camps rivaux et immuables : « Maures contre Noirs ». Nous ne pouvions savoir que ces joutes d’adolescents, si amicales et innocentes en apparence, n’étaient que les versions ludiques et prémonitoires de sanglantes tragédies à venir.

Sous ses airs d’Eden retrouvé, la Mauritanie indépendante cachait mal ses laideurs et ses tares : l’esclavage et l’ignorance, les maladies et la misère ; des sociétés anachroniques longtemps contraintes de vivre aux marges du monde, et qu’un fossé, apparemment infranchissable, séparait de la modernité. Et surtout, une indépendance bien mal nommée. Tout entier à notre joie d’être redevenus maîtres de notre destin, nous ne comprenions pas que nous demeurions prisonniers des mailles du filet invisible par lequel l’ancienne puissance coloniale et ses acolytes d’Occident tenaient le reste du monde en laisse. Les mailles étaient plus larges, la laisse un peu plus longue, mais les chaînes étaient toujours à nos pieds. Il fallut quelques années à « ceux de ma saison » pour comprendre la signification du « néo » de néocolonialisme.

Les événements de 1966 et le massacre des ouvriers de Zouérate, le 29 mai 1968, dessillèrent nos yeux, et nous mirent face aux grises réalités de notre pays « indépendant ». Leur gravité et leur caractère presque inattendu stimulèrent une réflexion politique et sociale hors des sentiers battus de la tradition et de la pensée unique néocoloniale. La révision des accords de coopération avec la France, quatre ans plus tard, puis la création d’une monnaie nationale et la nationalisation de la Miferma, peuvent être interprétés comme le début d’une réponse à l’écho lointain d’une fusillade de triste mémoire, et comme une éclaircie dans la grisaille néocoloniale.

L’embellie sera de courte durée ; bien des événements seront passés par là : guerre du Sahara, coups d’Etat successifs et militarisation du pouvoir, développement d’une culture du pronunciamiento, quelque rare exception démocratique, fragile et inefficace.

En cinquante ans, le pays a changé. Toujours en surface, jamais en profondeur. En termes de routes, de centres médicaux et d’écoles, les progrès sont indéniables, mais les services offerts sont largement en deçà des besoins et des attentes. La scolarisation a fait des pas de géants, mais l’enseignement est, depuis au moins trois décennies, d’une intolérable nullité. Les formes d’organisation sociale archaïques et leur cortège d’indignités perdurent. La prégnance des schémas socioculturels rétrogrades au sein de la société et dans les institutions de l’État, est à peine moins forte aujourd’hui qu’il y a un demi-siècle. Les inégalités sociales se sont accentuées d’année en année, clivant le pays en deux catégories d’humains évoluant dans des univers parallèles, de plus en plus étrangères l’une à l’autre.

Aussi grave, sinon plus, la Mauritanie est un territoire et un peuple auxquels il manque un Etat, et c’est notre drame profond. Hormis, peut-être, les tentatives non abouties du premier gouvernement de ce pays, nos maîtres successifs ont toujours confondu Administration forte et Etat. Certain parmi eux a réussi à détruire l’un des rares symboles de la nation, si ce n’est le seul, dont nous pouvons affirmer avec certitude qu’il est notre héritage commun : l’Indépendance. Cela s’est passé à Inal, dans la nuit du 27 au 28 novembre 1990. Vingt-huit militaires négro-africains ont été pendus, jusqu’à ce que mort s’ensuive, par des hommes qui étaient leurs frères d’armes. Offerts en holocauste à l’Indépendance nationale, grimée pour l’occasion en idole haineuse et sanglante. Que les ordonnateurs et les exécutants de ces crimes odieux n’aient jamais été traduits en justice, pas même interpelés, passe encore…, des centaines d’autres exécutions extrajudiciaires sont demeurés impunies. Mais que nulle autorité, nul gouvernement, n’ait jugé impératif de poursuivre les auteurs d’une telle souillure faite au symbole de la libération nationale est l’indice que c’est l’idée et le sens mêmes de l’Etat qui nous font le plus défaut.

Cinquante ans, c’est l’enfance pour un pays, l’équivalent d’un bref instant à l’échelle des temps géologiques. Mais pour les enfants plus que cinquantenaires du pays, dont je suis, c’est le commencement de la fin. Et que cette fin s’approche sans que se réalise une parcelle de mon rêve ne me rend pas heureux. Je dois avouer une tristesse certaine. Triste mais lucide, et certainement pas amer. Je sais depuis longtemps déjà que la célèbre formule de Gramsci : « pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté » vaut autant pour l’Italie fasciste que pour la Mauritanie conservatrice. Je sais que notre volonté de changer les choses restera longtemps contrariée par la nostalgie des paradis perdus ; que notre attente de justice sociale demeurera longtemps ensevelie sous la masse des privilèges et des égoïsmes ; que nos solidarités grégaires feront obstacle à l’émergence d’une fraternité citoyenne ; que la construction d’une communauté d’avenir sera longtemps entravée par le passé réinventé et fantasmé par nos particularismes socio-ethniques.

Il n’empêche ! Car je sais avec certitude que ceux de mon peuple ne sont ni les meilleurs ni les pires hommes et femmes de la terre, mais qu’ils ont cette qualité inestimable d’être les miens. Et que c’est ensemble – eux en moi et moi en eux – que nous construirons, pierre après pierre, avec patience et détermination, le pays de nos rêves.

Abdoulaye Ciré BA

28 novembre 2010

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