Dans le cadre de l’atelier sur le journalisme d’investigation organisé par le projet « Renforcement des OSC dans les espaces civiques afin d’améliorer la transparence et la responsabilité dans le secteur extractif en Mauritanie », les participants ont suivi mercredi 31 mai un important module sur les flux illicites dans le secteur des industries extractives, un panel animé par Baliou Coulibaly, Spécialiste du Management des Ressources Extractives, Président de la Coalition mauritanienne Publiez Ce Que Vous Payez (PCQVP), membre du Comité National de l’Initiative de Transparence dans les Industries Extractives (ITIE) et du Conseil d’administration International de l’ITIE.
Le conférencier a souligné d’emblée que les flux illicites sont une forme de fuite illégale de capitaux. Ils occasionnent d’énormes pertes et un manque à gagner qui pèse sur le budget des Etats.
2ème producteur africain de minerai de fer et classé au 7ème rang au niveau mondial, la Mauritanie où on a déjà recensé plus de 1000 indices est un pays minier par excellence (Fer, or, manganèse, uranium, sable noir, phosphates…)
C’est aussi un pays pétrolier et gazier ce qui explique la présence de grandes multinationales dont certaines ont des chiffres d’affaires qui dépassent ceux des Etats. Par exemple Exon avec un chiffre d’affaires de 40 Milliards de dollars et Shell avec 27 Milliards de dollars.
Ces Majors ont souvent la gâchette facile et sont toujours prêts à tout pour obtenir ce qu’elles veulent. Et les pays dans lesquels ils opèrent sont généralement les grands perdants comme le souligne Peter Eigen un des fondateurs et président de Transparency International qui affirme que : « Les pays pétroliers sont les plus corrompus et les plus pauvres du monde. »
Selon Coulibaly, le terme flux financiers illicites se réfère « aux sorties de fonds privés à l’origine de l’accumulation d’actifs étrangers par des résidents ou des opérateurs qui profitent des failles du système pour contrevenir aux lois applicables et au cadre réglementaire existant.»Pour lui, la question des flux financiers illicites dans le secteur de l’exploitation extractif en Afrique de l’Ouest est très nocive pour le développement du continent. De nombreuses études et recherches ont dévoilé des grandes pertes pour les différents pays. Les compagnies multinationales spolient les communautés de leurs ressources, souvent avec l’aide des décideurs.
Les flux illicites, les exemptions fiscales, les changements dans les codes miniers, la corruption sont, entre autres, des causes essentielles qui compromettent l’avenir des investissements dans les zones minières. En raison du manque d’informations, la situation réelle est très peu connue, minimisant ainsi les impacts des activités de plaidoyer des OSC.
Le conférencier a attiré l’attention des journalistes sur la nécessité d’identifier d’abord les problèmes sur lesquelles doit porter l’investigation. Et sur ce plan il a énuméré une kyrielle de points susceptibles d’éveiller la curiosité des journalistes. Ces points sont déclinés et expliqués comme suit par l’expert :
« Les conditions d’attribution des licences
Selon la législation Mauritanienne, les licences d’exploration et d’exploitation sont attribuées par le conseil des ministres qui attribue les titres au premier venu. D’après plusieurs personnes contactées, ces attributions se font sur la base des relations que les postulants ont avec certains lobbies affairistes. Ces pratiques d’accès aux titres par trafic d’influences fait perdre au contribuable mauritanien énormément de revenus et constitue par conséquent une source certaine de flux illicites.
L’affaire du retrait du permis d’exploitation de l’entreprise Bumi Tamagot et le feuilleton qui a entouré le retrait puis l’attribution de la licence d’exploitation du quartz font croire à l’existence de pratiques peu orthodoxes qui sont non seulement préjudiciables au recouvrement direct des revenus mais aussi à la crédibilité du climat des affaires en Mauritanie.
La nature de certains contrats
La Société Nationale Industrielle et Minière SNIM qui exploite le minerai de fer bénéficie d’une convention particulière signée avec l’Etat Mauritanien à partir du 1er Janvier 1979. Cette convention particulière a pour objectif de doter la SNIM d’un régime fiscal, financier, juridique et administratif privilégié.
Cette convention particulière qui donne le monopole et l’exclusivité de l’exploitation du fer à la SNIM, fait perdre d’énormes revenus au budget de l’état mais aussi aux villes extractives notamment celle de Zouerate.
En effet plusieurs opérateurs miniers dans le secteur du fer comme Sphere mineral , Glencore et même des compagnies Saoudiennes ont tout simplement préféré s’associer à la SNIM pour former des joint-ventures. Ces parrainages suspects de ces multinationales par la Snim font perdre à l’état des revenus considérables.
En plus des avantages que leur offre la convention, ces compagnies vont faire l’économie de la recherche et de l’exploration déjà faites par la SNIM , bénéficier des infrastructures nationales et éviter de payer les taxes dues à l’état et surtout aux communes comme, Nouadhibou, Zouérate et éventuellement Akjoujt.
Cette convention offre alors à plusieurs opérateurs de taille de possibilité de flux illicites.
Le manque de contrôle dans les exonérations douanières
D’après l’Article 85 du code minier relatif aux taxes et droits divers : « Les matériels, matériaux, fournitures et produits de toutes sortes, y compris les carburants destinés à la recherche des substances minérales solides sont exonérés de tous droits de douane …. .Cette exonération demeure valable jusqu’à la date de mise en production constatée par arrêté du Ministre chargé des Mines et se poursuivre pendant les cinq premières année d’exploitation. A la fin de cette période, un taux unique de 5% sera alors applicable à tous les biens et produits importé par l’exploitant minier ainsi que ses affiliés et sous traitants »Cette disposition pourtant suffisamment claire constitue selon l’avis de plusieurs experts l’une des plus importantes sources de flux illicites au niveau des pays hôtes. Selon des responsables de l’administration de la douane, plusieurs opérateurs profitent de cette clause pour importer d’une manière illicite des produits et matériaux.
La même source soutient que l’un des plus importants opérateurs minier de la place a été pris en flagrant délits d’importation de voitures de luxe destinées à d’autres usages en dehors du secteur minier. Ces pratiques très fréquentes constituent des sources de flux illicites, au détriment du contribuable et du budget de l’état, dans le secteur des industries extractives.
Le manque de clarté dans la quantité de production de l’or
La Mauritanie produit l’or et le cuivre depuis le début des années 60 au niveau de la mine d’Akjoujt. Plusieurs compagnies se sont alors succédé dans cette mine, aujourd’hui la mine est exploitée par une filiale de la compagnie canadienne First Quantum. A partir de 2007 une autre mine beaucoup plus importante a été découverte dans la zone de Tasiast dans la même région.
A ce jour, il est extrêmement difficile d’avoir une idée précise de la quantité d’or produite par ces deux compagnies. D’après leurs estimations qui se basent sur une teneur moyenne de 1,5 g à la tonne le chiffre avancé varie entre 9 et 12 tonnes d’or par an pour les deux opérateurs.
Selon l’avis de plusieurs techniciens, la teneur de l’or dans la zone de Tasiast peut aller parfois jusqu’à 8 grammes à la tonne. Imaginons par exemple que la teneur moyenne soit même de 2,5 g à la tonne ce qui est d’ailleurs plus proche de la réalité. Et dans ce cas de figure le chiffre avancé serait tout simplement multiplié par 2, ce qui équivaudrait à une production d’or qui varie entre 18 et 24 tonnes par an.
Le manque de moyens pour assurer un contrôle systématique au niveau de la teneur et de la production journalière et annuelle constitue donc à nos yeux une source possible de flux illicites au détriment du pays propriétaire de la ressource. Cette pratique de réduction volontaire de la production affectera la collecte des revenus à plusieurs niveaux, notamment au niveau des royalties, et des différentes taxes.
La fluctuation dans la production pétrolière
La chute drastique de la production pétrolière qui est passée de 75000 barils en 2006 à moins de 6000 barils en 2014 constitue une source possible de flux illicites selon plusieurs observateurs. A ce rythme personne, ni même l’état ne peut s’assurer des quantités de pétrole réellement produite, transportée ou même vendue.
Du gisement à la livraison finale, le pétrole devrait être mesuré plusieurs fois car les revenus, les impôts, les redevances et les autres taxes sont tous basés sur ces chiffres. La grande fluctuation que connait se chiffre depuis bientôt plusieurs années, nous fait croire qu’il existe un fort soupçon de flux illicites dans l’exploitation de notre pétrole.
Quelque soit la faiblesse de notre production journalière (estimée aux alentours de 7000 barils / jours) imaginez un écart de même de 1000 barils /jour ; cela reviendrait à quelques 12 000 barils par an ce qui est loin d’être négligeable. « Les petits écarts conduisent à de gros chiffres » aimait faire remarquer le célèbre Dr Farouk Al Kassim, l’un des pionniers de l’exploitation pétrolière en Norvège et spécialiste de la gestion transparente et responsable des ressources extractives.
Le manque de contrôle et de suivi des contrats avec les entreprises fournisseurs de services
D’après un responsable du service des régimes spéciaux, le transfert des charges pour les opérations d’achats et de ventes, constituent l’un des postes les plus importants utilisé pour les flux illicites dans le domaine des industries extractives.
Dans ce secteur, soutient ce responsable, plus de 90% des transactions se font à travers les filiales de la société mère. Il est donc monnaie courantes, affirme t-il que ces derniers s’arrangent de telle sorte à utiliser les prix qui les conviennent selon qu’il s’agisse d’achat de matériel ou de vente de produits.
Les compagnies produisent et vendent entre elles, ce qui leur permet très souvent de fixer les prix de nos matières premières. Cette pratique leur permet non seulement de mettre de côté le maximum de revenu à travers leurs filiales, mais aussi de gonfler la facture des coûts de production ce qui va naturellement diminuer le résultat sur le bénéfice imposable au détriment de nos états propriétaires des ressources.
Elles utilisent la facturation commerciale frauduleuse, qui permet d’accumuler des fonds qui seront déposés dans des paradis fiscaux à l’étranger. Cette notion communément appelée « transfer pricing » influe non seulement sur le coût du projet mais aussi sur l’équation du partage des revenus. Elle permet alors aux compagnies de faire échapper le maximum de revenus à la taxation et de réduire conséquemment la part de l’état dans le partage des bénéfices.
Il arrive très souvent que les frais de fonctionnement des head offices à l’étranger soient pris comme coût d’opération déductible des profits. Pourtant selon l’avis de plusieurs observateurs avertis, rien ne justifie l’exagération de coûts de production en Mauritanie.
Cela est d’autant plus curieux si l’on sait que la mine de Tasiast a toujours été jusque là présentée par les responsables de Kinross comme la troisième mine au monde, et que son exploitation se fait dans des conditions extrêmement avantageuses si l’on considère l’exploitation à ciel ouvert, l’existence des infrastructures de transport, la proximité du marché et surtout la teneur de l’or. »
Création d’entreprises fictives
D’après les avis de plusieurs spécialistes, l’existence d’entreprises fictives avec la bénédiction du management pour le détournement de fonds constitue une source fréquente de flux illicites en Mauritanie. Selon une information d’une récente enquête indépendante diligentée par les actionnaires de l’une des principales entreprises minières opérant en Mauritanie, la plupart des contrats de services au niveau national sont frauduleux.
A titre d’exemple, les responsables de Kinross ne ratent aucune occasion pour évoquer la question des coûts, mais d’après plusieurs avis, ces dépenses seraient occasionnées par des transactions douteuses qui n’ont profité ni à la Mauritanie en terme de recouvrement de taxes encore moins au véritable secteur privé. La majorité écrasante de ces transactions auraient profité aux filiales sœurs de Kinross ainsi qu’à certaines entreprises fantoches créées au niveau national pour engranger des bénéfices énormes sur le dos du fisc Mauritanien.
La problématique du repos fiscal (non paiement du BIC par la plus part des opérateurs
Au moment de la signature de leur contrat qui a eu lieu dans un contexte politique particulier (transition), la MCM a su influencer les négociations pour obtenir un congé de 5 ans au lieu de 3 ans prévu par le code minier. D’après plusieurs rapports produits par le CNITIE, aucune compagnie minière n’a payé l’impôt sur le bénéfice commercial BIC.
Elles utilisent tous les subterfuges pour éviter de payer le plus longtemps possible l’impôt sur le bénéfice Industriel et commercial qui représente au moins 25% et qui est l’apport le plus important pour les détenteurs des ressources.
A chaque fois que la fin de cette exonération approche, soit les compagnies rétrocèdent leur permis à une compagnie comme se fut le cas de Redback mining avec Kinross, soit elles créent de nouvelles compagnies avec une autre appellation (le cas de la création d’une compagnie minière par l’ancien vice président de la compagnie Kinross) soit elles quittent après avoir engrangé de bénéfices énormes. Plusieurs spécialistes soupçonnent la MCM, filiale de First quantum de jouer au pourrissement pour justifier une éventuelle rétrocession de la mine à la compagnie Glencore.
Le non paiement de l’impôt sur les dividendes exportées
Selon la loi minière, les compagnies sont tenues de payer une taxe sur les dividendes exportées. Mais selon les responsables du service des régimes spéciaux jamais cette taxe, qui constitue l’un des postes de paiement les plus importants, n’a été payée. D’abord, le fait que le fonds des entreprises soit logé dans des banques à l’étranger ne facilite pas les choses, ensuite les compagnies peuvent rester 20 à 30 ans sans distribuer les dividendes. Entre temps les compagnies auront tout simplement disparu avant de payer cette taxe.
Le phénomène de la Capitalisation
Cette pratique consiste à financer un projet avec un excès de dette. La plupart des compagnies utilisent cette astuce pour détourner des capitaux sous le prétexte de rembourser une dette.
Ces dettes sont parfois démesurément exagérées pour gonfler les charges et réduire le résultat sur le bénéfice imposable. Selon certaines personnes ressources, les compagnies opérant en Mauritanie utilisent des partenaires fictifs pour constituer des groupes.
Cette pratique se fait généralement avec la complicité de nationaux que l’on engage comme « sparing partners ». Ainsi des revenus considérables seront « légalement » détournés sous le prétexte de remboursement de dettes ou de paiement de dividendes.
La non délimitation fiscale des projets
Sans l’application de ce principe communément appelé « Ring- fencing », les entreprises vont exploiter plusieurs projets en même temps et compenser les coûts des projets non rentables par les bénéfices des projets lucratifs. D’après les explications fournies par un haut responsable du ministère des mines, cette notion semble ne même pas être connue en Mauritanie.
Selon la même source, le contrôle du ministère s’arrête tout simplement au permis. Alors que d’après les sources indépendantes, les principaux opérateurs miniers que sont First quantum et Kinrosss conduiraient régulièrement différents projets d’exploitations, d’explorations sans déclaration de paiements fiscaux alors que chaque projet minier devait être payé séparément.
Les limites des rapports ITIE
Une analyse des différents rapports ITIE publiés par l’état Mauritanien depuis 2006, montre que plusieurs entreprises ne déclarent pas leurs informations. Cela a été facilité par la fixation du seuil de matérialité au montant de 50 000 US dollar soit l’équivalent de 14 millions d’Ouguiyas.
Ce plafond très élevé, si l’on considère le standard Mauritanien, permet à plusieurs compagnies opérant dans le secteur d’échapper à la publication de leurs transactions. En retour, elle permet à une multitude de compagnies d’opérer librement sans aucune pression et de commercer avec les intermédiaires au détriment du budget de l’état.
Les rapports ITIE ne prennent en compte que 8 flux parmi ces flux figurent le BIC et les dividendes qui ne sont pratiquement jamais recouvert correctement.
Le cas de la SNIM
Selon un rapport de INSE, la SNIM a produit entre 1963 et 1986 plus de 23 ans, quelques 394 millions de tonnes de fer et généré prés de 6,5 milliards de dollars. Cette période est caractérisée par l’implantation de la compagnie et des investissements dans le développement de ses services. Entre 2010 et 2014, la société a réalisé en moins de 4 années, un surplus de plus de 5 milliards de dollars.
Ces bénéfices énormes engrangés durant ces quatre dernières années n’ont pas réussi à alléger la dette colossale de la société vis-à-vis de ses créanciers. La source indique alors qu’il existe de gros soupçons sur la véritable destination de ces importants revenus occasionnés par la montée fulgurante des prix durant cette période qui est passé de 28 dollars en 2005 à 191 dollars en 2012.
En conclusion de cette brillante intervention basée sur une étude menée en partenariat avec l’ONG Accord, le conférencier a noté que le contexte particulier de la Mauritanie, caractérisé par la faiblesse structurelle des services de l’état vis-à-vis des lobbies tribaux et affairistes et la banalisation voire l’acceptation sociale et morale du phénomène de la corruption, l’ensemble des observateurs considèrent que le volume des flux illicites, comparé aux gains de l’Etat, doit être énorme en Mauritanie.
Et le président de PQCVP d’ajouter que sur la base de ces informations, les spécialistes rencontrés estiment que le volume des flux illicites en Mauritanie pourrait représenter 30 à 40% du total des revenus. Certaines sources pensent que les flux illicites peuvent être supérieurs aux gains de l’État Mauritanien. »
Voilà en tout cas qui devrait mettre la puce à l’oreille des journalistes qui ont du pain sur la planche.
Bakari Gueye