« Notre bureau en Afrique du Nord se concentre sur les problématiques de l’emploi. » Dixit Mme Zuzana Brixiova Schwidrowski, Directrice du Bureau de la CEA en Afrique du Nord

La Commission Economique pour l’Afrique (CEA) est l’une des cinq commissions régionales du Conseil Economique et Social de l’ONU (ECOSOC). Son Bureau en Afrique du Nord a pour mission de soutenir le développement des sept pays de la sous-région (Algérie, Egypte, Libye, Maroc, Mauritanie, Tunisie et Soudan) en les aidant à formuler et mettre en œuvre des politiques et programmes à même de contribuer à leur transformation économique et sociale.

A la veille de la tenue d’une réunion d’experts (EGM), nous avons interrogé Mme Zuzana Brixiova Schwidrowski Directrice du Bureau de la CEA en Afrique du Nord fraîchement nommée à ce poste.

Elle nous parle dans cette interview de ses priorités et des grands défis auxquels fait face la sous région d’Afrique du Nord.

Ancienne économiste principale et représentante résidente du Fonds monétaire international ; économiste de recherche principale et conseillère de l’économiste en chef et vice-président de la Banque africaine de développement ; et analyste principale pour l’Afrique du Sud et autres marchés émergents au Moody’s Investors Service, Mme Schwidrowski cumule plus de vingt ans d’expérience dans les domaines du développement économique international et des services financiers.

La nouvelle directrice du Bureau de la CEA en Afrique du Nord apporte au Bureau et à ses pays membres son importante expertise en matière de recherche et de conseil en politique économique, de stratégie, de communication et de développement de partenariats. Mme Schwidrowski est par ailleurs l’auteure de nombreux travaux de recherche sur le développement économique et notamment l’accès des femmes et des jeunes aux marchés du travail, l’intégration régionale, la macroéconomie ouverte et les problématiques de la dette publique dans les marchés émergents et les pays en développement.

De nationalité tchèque, Zuzana Schwidrowski détient un doctorat de l’Université du Minnesota et un M.A. en Finances de l’Université d’économie de Prague. Elle a également été boursière Fulbright auprès de l’Université d’Addis Abeba.

Votre nomination à la tête de la CEA intervient à un moment difficile marquée par une multiplication des défis économiques dans la région et dans le monde. Quelles seront vos priorités ?

Nous vivons effectivement une période exceptionnellement difficile à l’échelle mondiale, y compris en Afrique du Nord. En 2020, la croissance du PIB réel a baissé de 1,1 %, contre 4 % de croissance en 2019. Cependant, dans l’ensemble, la baisse de la croissance en Afrique du Nord a été moins brutale que pour le reste du continent (baisse de 1,7 %) et du monde (3,1 %). Selon notre institution partenaire, la Banque africaine de développement, la croissance de l’Afrique du Nord devrait rebondir à 4% en 2021 et 6% en 2022. Ces perspectives de croissance sont plus fortes que pour les autres régions d’Afrique.  

L’intégration économique en Afrique du Nord peine à se réaliser. Quelles en sont les causes et les conséquences à court et à moyen terme ?

Le potentiel du commerce interrégional dans la région de l’Afrique du Nord reste aujourd’hui largement inexploré. L’expérience de l’UMA, qui comprend la Mauritanie, l’Algérie, la Libye, le Maroc et la Tunisie, le montre bien. Les tensions politiques entre certains pays membres ont gelé le développement de l’intégration régionale et du commerce. Aucune réunion de haut niveau n’a eu lieu depuis 2008.

Les problèmes de sécurité et, plus récemment, les restrictions liées à la covid-19 entravent encore davantage l’intégration régionale. Ainsi, le commerce interrégional entre les pays du Maghreb ne représente qu’environ 1% de l’ensemble de leurs importations et exportations. Même si les pays de l’UMA ont signé plus de 30 accords multilatéraux sur divers plans économiques, sociaux et culturels depuis 1990, seuls 5 ont été ratifiés par l’ensemble des membres de l’UMA. Ce manque de coopération a également un impact sur les relations commerciales de l’Afrique du Nord avec d’autres pays et blocs commerciaux.

Vue l’incapacité des membres de l’UMA à négocier en groupe avec d’autres blocs régionaux, l’UE a signé des accords bilatéraux avec quatre de ces pays, imposant des conditions et des termes préférentiels qui n’étaient souvent pas dans le meilleur intérêt des pays du Maghreb.

 La sous-région d’Afrique du Nord dispose d’un potentiel économique non négligeable mais il y a des disparités dans les niveaux de développement. A quoi cela est-il dû, de votre point de vue ?

Les différences de niveau de vie, souvent mesurées en premier lieu à travers le PIB par habitant, varient considérablement non seulement en Afrique du Nord (par exemple, entre la Mauritanie et le Soudan d’une part et le Maroc d’autre part) mais aussi à travers le continent africain et dans le monde.

En fait stimuler une croissance élevée et soutenue-autrement dit une croissance élevée sur plusieurs décennies – a été l’un des principaux défis pour les économistes et les décideurs politiques depuis que les grandes disparités dans les taux de croissance sont apparues, il y a plus d’une centaine d’années.

En Afrique, le Botswana a souvent été cité comme un exemple de pays qui a connu un miracle de croissance dans la mesure où son économie croît à des taux élevés depuis des décennies – même si les perspectives de croissance sont aussi moins favorables en ce moment. Les facteurs clés de la réussite du Botswana ont été la bonne gouvernance, la gestion prudente des revenus des ressources naturelles et la diversification économique. Par exemple, une partie de la transformation du diamant extrait des mines nationales se fait dans le pays même.

Pour en revenir à l’Afrique du Nord, les grandes disparités de niveau de vie compliquent l’intégration économique et en particulier l’objectif à long terme d’intégration monétaire du continent, qui nécessite une synchronisation des cycles économiques : c’est plus difficile à réaliser lorsqu’il existe de grandes disparités de niveaux de développement et de structures économiques.  

Qu’est-ce-que la CEA peut apporter concrètement aux pays de la région. L’expertise de la commission à elle seule est-elle suffisante ? Concerne-t-elle tous les domaines ?

La CEA est présente en Afrique depuis longtemps. Elle a derrière elle des décennies de coopération fructueuse sur laquelle nous continuons de nous appuyer. Notre bureau en Afrique du Nord se concentre sur les problématiques de l’emploi et des compétences, et ce dans un contexte où l’intégration régionale et les opportunités de création d’emplois qui accompagnent la mise en œuvre de la ZLECAf prennent une importance grandissante.

En tant que groupe de réflexion ; nous nous concentrons sur la génération de connaissances et d’idées. Notre fonction de « rassembleurs » nous permet de mettre des plateformes de partage à la disposition des décideurs clés et autres parties prenantes, en vue de faciliter l’échange d’idées et d’expériences sur les politiques les plus appropriées dans ces domaines. Nous nous concentrons également sur le renforcement des capacités et le soutien à l’adoption des politiques. Dans le cas de la Mauritanie par exemple, nous avons fourni un appui technique au pays pour le développement de la stratégie nationale pour la mise en œuvre de la ZLECAf.

Notre Bureau s’appuie également sur le réseau d’experts de l’ensemble de la Commission économique pour l’Afrique, dont l’expertise touche à des domaines économiques clés comme la macroéconomie ; le commerce international et régional ; le changement climatique et la gestion des ressources naturelles; l’adoption de nouvelles technologies ; la qualité des données et statistiques ; le développement et le financement du secteur privé ; les politiques sociales ; sans oublier l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes.

Nous diffusons les résultats de nos travaux auprès de nos principales parties prenantes, qui sont pour la plupart des décideurs, des officiels, mais aussi le secteur privé et les ONG. Nous collaborons également avec le système des Nations Unies qui possède un très large éventail d’expertises ainsi que d’autres institutions et entités comme la Banque africaine de développement, pour aider nos pays membres à mettre en œuvre nos recommandations.  

Qu’en est-il du développement des chaînes de valeur régionales ? Quel est le chemin parcouru par la CEA dans ce domaine ? Etes-vous sur la bonne voie? 

À l’instar du reste du continent, l’Afrique du Nord devra surmonter la perturbation des chaînes de valeur mondiales (CVM) causée par la pandémie de la covid-19 : les importations de l’Afrique du Nord ont par exemple diminué de 13% au premier trimestre 2020. La perturbation des CVM a démontré l’importance de l’approvisionnement local ou régional en intrants et a ainsi stimulé les chaînes de valeur régionales.

Les pays d’Afrique du Nord peuvent améliorer leur capacité à s’intégrer aux chaînes de valeur régionales et mondiales. Le développement des industries pharmaceutiques et notamment l’ambition de plusieurs pays d’Afrique du Nord de produire leurs propres vaccins contre la covid-19 sont des exemples types de développements en réaction à la pandémie qui auront des implications à long terme.

Dans notre précédent rapport sur la cartographie des chaînes de valeur régionales pour l’Afrique du Nord, nous avons découvert que les secteurs potentiellement prometteurs en Mauritanie sont la pêche, l’industrie pétrolière, les minéraux et peut-être aussi les industries pharmaceutiques.

Soutenir les efforts des pays africains en faveur de l’intégration régionale fait partie de l’identité de la CEA et restera une composante importante de notre travail en Afrique du Nord. L’intégration régionale fait en effet partie de nos trois piliers de résultats, avec le soutien au développement d’environnements favorables à l’emploi et aux bonnes pratiques en matière de création d’emplois. 

Le Comité d’experts de la CEA qui se tiendra ces jours-ci planchera entre autres sur la finance digitale. Vu le retard de certains de ces pays dans ce domaine de pointe, ne pensez-vous pas que c’est mettre la charrue avant les bœufs ?

Au contraire ! Je pense que l’Afrique a une opportunité de sauter le pas et a déjà démontré sa capacité à le faire pour un développement plus rapide, y compris dans le domaine numérique. Même là où l’accès à Internet est limité par rapport au reste du monde, nous avons vu des pays africains développer des idées innovantes fondées sur la technologie mobile. Le Kenya, par exemple, est devenu leader mondial dans ce domaine et un leader mondial de la finance numérique.

Les pays d’Afrique du Nord comme la Mauritanie ont donc une opportunité similaire de faire preuve d’innovation et de s’appuyer sur la technologie mobile dans des domaines où l’accès à Internet n’est pas optimal. Cela nécessitera bien sûr un certain nombre de conditions préalables à remplir, telles que la mise en place de réglementations adaptées favorables à l’innovation.  

Le lancement effectif de la ZLECAF a-t-il eu un impact sur les orientations des politiques économiques des pays de la région ? Qu’est ce qui a ou va réellement changer ?

En Afrique, l’on voit le potentiel du commerce intra régional et nous remarquons que son rôle d’atténuation contre les chocs mondiaux a été largement inexploré. Cette observation est encore plus valide pour l’Afrique du Nord que pour toute autre région d’Afrique.

Jusqu’à présent, le contexte politique de la région est lié à l’extrême faiblesse du commerce entre pays d’Afrique du Nord. Nous avons vu des pays d’Afrique du Nord approcher de l’Union européenne et négocier bilatéralement avec cette dernière, mais dans un sens, cela s’est fait à leur détriment, car ils auraient pu négocier de meilleures conditions pour eux-mêmes en tant que groupe. Cette situation peut se reproduire à l’occasion des négociations avec le reste de l’Afrique.

La Zone de Libre Echange Continentale Africaine (ZLECAf) offre à l’Afrique du Nord l’opportunité de renforcer ses liens commerciaux avec le reste du continent, de développer des chaînes de valeur régionales, les utiliser pour accroître sa compétitivité à l’échelle mondiale et exporter vers d’autres régions dans des conditions plus favorables.

La ZLECAf offre au continent une immense opportunité de stimuler les industries manufacturières et le commerce pour renforcer leur croissance économique, notamment à travers le renforcement de la capacité de production et de distribution pharmaceutique dans la région. La CEA a estimé que le secteur de la santé à lui seul, peut générer 16 millions d’emplois à travers le continent grâce à la production locale de produits pharmaceutiques.

La Mauritanie a été l’un des premiers pays à ratifier l’accord de la ZLECAf et à développer une stratégie nationale pour sa mise en œuvre. Actuellement, les importations et les exportations nationales avec le reste de l’Afrique représentent moins de 10 % des exportations et importations totales du pays. La Mauritanie est également l’un des pays africains prioritaires pour la Turquie, et peut tirer parti de ces relations pour devenir une plaque tournante du continent en matière de commerce avec la Turquie. La Mauritanie bénéficie également d’une proximité géographique avec des pays comme le Maroc et l’Algérie, ce qui devrait faciliter les échanges. Tous ces pays bénéficieraient d’un commerce mutuel accru. Selon une étude menée par le FMI l’année dernière, une intégration avancée entre les pays du Maghreb pourrait augmenter la croissance économique d’un point de pourcentage.

Propos recueillis par/

Bakari Guèye

 

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