Par Ibrahim Thiaw
Né à Fanaye en 1884, dans une famille pieuse mais effacée, qu’est-ce qui a poussé Ali Yero Diop à franchir le rubicon, en attaquant le bureau de l’administrateur du cercle de Dagana? Avait-il perdu la raison?, Etait-il «illuminé» (koomtaaɗo), comme l’avaient fustigié certains notables? Était-il précoce ou simplement mal préparé?
Nous sommes en mars 1908. Ali Yero Diop était venu perturber la sérénité du territoire, plutôt réputé par son calme. Seuls les escarmouches entre paysans suite à la redistribution des terres de la rive droite, occupaient et préoccupaient les administrateurs. L’assassinat du français Abel Jeandet par Baydi Kacce Paam (Septembre 1890) était encore présent dans les esprits. La réaction du pouvoir français se devait être exemplaire et dissuasive. Elle fut très sévère. Ali, qui avait six ans au moment de l’assassinat de Jeandet, avait donc grandi dans cette atmosphère. Il savait qu’il était surveillé et que l’acte qu’il voulait commettre ne serait pas toléré.
Le jeune homme était connu des services coloniaux. Il avait fait l’objet d’un premier éloignement en milieu Sereer, à Ndout (cercle de Tivaouane, Sénégal) le 16 mars 1906, avant de s’évader un mois plus tard. Exactement comme il l’avait prédit à ses nombreux adeptes. Cette évasion spéctaculaire n’a pas manqué de booster le morale de ses partisans. Ali se considérait comme un Mahdi.
Il n’hésita d’ailleurs pas à rendre visite, en mai 1906, à Cheikh Ahmadou Bamba, interné à Sawt-El-Maa (Mauritanie). Il était sur la droite ligne de ce que fit également Elhadj Malick Sy : une expression de solidarité à son frère musulman, embastillé par une administration coloniale repressive. Loin d’être un illuminé, il jouait dans la cour des grands, malgré son jeune âge. C’était un érudit et un homme cultivé, ayant des convictions profondes. Tout juste pouvait-on dire qu’il était peut-être prématuré, «pressé» diraient certains. Ali était convaincu qu’il fallait convertir à l’islam tous les français chrétiens, usurpateurs et colons, qui ont souillé le sol du Fouta. Sa logique suivait donc la réthorique véhiculée depuis de longues années dans le Fouta, et qui culmina avec l’appel au fergo (migration) de Elhadj Oumar.
Déjà en 1905, l’administrateur Dolisse renseignait, dans ses rapports à sa hiérarchie, des mouvements suspects et de la « mauvaise volonté » au village de Fanaye. Mal à l’aise à Fanaye où il n’avait pas assez de soutien, il décida de rejoindre sa mère, du côté mauritanien. L’administrateur de Dagana fut mis au courant de ses tentatives. Il tenta de raisonner ses administrés en envoyant des notables respectés pour, sinon raisonner, du moins calmer les ardeurs de Ali. En guise de réponse, et faisant une véritable déclaration de guerre, Ali envoya à Chesse une charge de poudre et une balle de plomb.
Sollicité pour sa part pour faire arrêter le bouillant marabout, le chef de Canton de Tekane, Ndiaye Aliou Kane, informa sa hiérarchie qu’un certain nombre de jeunes de Fanaye Niakwar, de Madina Fanaye, de Dara Salam et de Tékane s’étaient surexcités et avaient rejoint le marabout.
La troupe de Ali est donc partie de la rive mauritanienne, de Fanaye Niakwar, dans la nuit du 11 mars 1908. L’attaque eut lieu à Dagana le 15. Suivi par une centaine de partisans dont son beau-père, Djiby Tokossel Ly, et sa mère, il rayonnait et s’était fait déclaré Mahdi. Ali avait réussi à mobiliser une bonne centaine de partisans pour accompagner sa petite armée, munie de cinquante fusils à piston. Djiby Tokossel, qui avait épousé sa mère, avait d’abord décliné la demande de Ali, étant donné qu’à Fanaye (Sénégal) il avait reçu une fin de non-recevoir du chef de village, Elimane Mamadou Ly. Ce dernier, à l’instar de la plupart des notables de Fanaye, avait estimé que Ali n’avait ni les moyens, ni l’autorisation divine de conduire une guerre sainte.
Le jeune marabout était non seulement un excellent orateur mais était incontestablement fûté. Il avait réussi à convaincre son beau-père Djiby, en le prenant notamment par les sentiments et l’orgueil: si tu refuses de me soutenir, c’est parce que je ne suis qu’un beau-fils (njutteen). La parole est profondément blessante et ne pas soutenir Ali aurait été déshorant pour Djiby.
Les rapports de l’administration ont largement fait écho des conditions de l’attaque ainsi que la victoire de l’armée coloniale sur la petite troupe de Ali. Il a en effet perdu la vie au cours de l’attaque, avec 28 de ses partisans. Seize autres furent blessés, dont huit succombèrent à leurs blessures les 16 et 17 mars.
Preuve que l’administration coloniale avait pris très au sérieux le mouvement de Ali et de ses partisans, des troupes furent mobilisées par le Résident Châtelain, du côté mauritanien (Mederdra) pour faire rechercher et arrêter le marabout. Quoique arrivé à Fanaye Niakwar après que la troupe de Ali ait traversé le fleuve, le Résident Châtelain, accompagné du Lieutenant de Solère et de dix-neuf méharistes de Mederdra, n’hésita pas à attaquer la bourgade à l’aube du 14 mars. Il fut reçu par une salve de coups de fusils. Des femmes furent blessées par une réaction somme toute disproportionnée.
L’administrateur de Dagana, Chesse, avait en outre alerté Saint-Louis, dès qu’il a été mis au courant que la troupe était sur le sol sénégalais. Une centaine d’hommes furent immédiatement dépêchés de Saint-Louis, à sa rescousse. Les négociations par des intermédiaires locaux n’avaient rien donné, le marabout étant déterminé à raser la tête de l’administrateur, et à le convertir à l’islam. L’affrontement était inévitable.
Djiby Tokosel, la mère de Ali -Coumba Fati- et sa sœur -Aïssé Diop- furent pris prisonniers. Ils furent internés tous les trois à Sédhiou (Casamance); les deux femmes furent libérées après un moment. Djiby Tokosel mourut à Sedhiou en juin 1909, à l’âge de 51 ans, dans des conditions qui n’ont jamais été éclaircies. Ironie du sort, le beau-père (Djiby) mourut à l’endroit même où Ali aurait dû être confiné en 1906, n’eut été le refus, pour des raisons inconnues, du Lieutenant-gouverneur du Sénégal, Mr Camille Guy, de signer le projet d’arrêté qui lui était soumis par l’administrateur Dolisse.
Remettre les faits historiques dans leur contexte permet non seulement de porter un regard détaché mais de se remettre dans le temps pour mieux les comprendre. Ali était bouillonnant et très critique. Ses motivations réelles restent énigmatiques, probablement biaisées par les méthodes coercitives de l’enquête officielle qui s’en était suivie. L’on peut cependant affirmer que Ali avait été conditionné par une histoire de résistance et s’était abreuvé, tout au long de sa jeunesse, de nombreux ressentiments anti-coloniaux. L’islam était un rempart et une réponse moralement satisfaisante, face à une administration coloniale, pro-chrétienne.
Ali était influencé par un contexte de résistance à toute forme d’occupation et de domination extérieures. La guerre sainte d’Alhadj Oumar était encore présente dans la mémoire collective. Fanaye y avait contribué avec un contingent impressionnant en nombre et en bravoure. Les familles ayant contribué à cet effort prestigieux étaient reconnues et glorifiées.
Par ailleurs, la position géographique de son village natal, donnait à celui-ci une caractéristique particulière: c’est littéralement le premier verrou du Fouta Toro, face à l’occupation coloniale venant de Saint-Louis. C’est pourquoi Fanaye servit de rempart pendant un demi-siècle, à la pénétration coloniale au Fouta : pour preuve, les batailles de Fanaye respectivement de 1805, 1807 et de 1849.
Enfin, Fanaye fut (et demeure) un grand centre d’enseignement islamique au Fouta. Au point de se glorifier de son surnom, célèbre, de Fanaye Galle Allah.
Les habitants de Fanaye (à l’instar de plusieurs autres villages) ne sont d’ailleurs jamais restés insensibles à ses ressentiments anti-coloniaux. Une fatwa y aurait d’ailleurs été émise, contre l’instruction scolaire moderne. Une telle déclaration de droit juridique musulman, était plus un appel à la résistance coloniale qu’un refus de connaissances nouvelles. Rien d’étonnant quand on sait que les premiers à être instruits par l’administration coloniale (à l’école des fils de «chefs») l’étaient pour servir d’interptêtes et de commis de l’état, métiers qui étaient à l’époque considérés comme vils et serviles. Signalons que cette fatwa eut des conséquences bien au-delà des indépendances, se manifestant par des réticences persistantes, jusqu’à une date récente, contre l’enseignement moderne.
En 1906, avec la création de la colonie mauritanienne (quoique Saint-Louis demeure sa capitale), Tekane eut son premier Chef de Canton en la personne de Ndiaye Aliou Kane. Le canton était constitué, outre Tekane (chef-lieu), de Djolli, Pendaw, Nianga Mbul, Gaam, Madina Fanay, Fanaye Niakwaar, Thiangaye, Reski (?), Daara Salaam et Daybatta (Daabaay ?). La population totale du Canton était estimée (en 1918) à 683 habitants.
Elimaan Mamadou Ly de Fanaye joua un rôle déterminant, auprès de Ndiaye Aliou Kane pour que ce dernier hérita, à 25 ans, de son père Aliou Kane, en exil politique au Kayoor. Les deux chefs jouissaient d’une bonne réputation auprès des administrateurs. Quoique Elimaan Mamadou était sur la colonie sénégalaise, il avait de l’influence sur la rive droite (Médina Fanaye et Fanaye Niakwar) car les populations sont les mêmes de par et d’autre du fleuve.
Que le jeune Ali, sans leur aval, veuille s’attaquer à l’ordre établi, juste deux ans après qu’on leur confia cette responsabilité, était difficile à accepter et serait d’ailleurs un déshonneur, une violation flagrante, à leurs yeux, des principes de Harameeji Jeeɗiɗi (les sept péchés Peuls). Ceci explique qu’en dépit des relations familiales étroites entre le jeune Ali et Elimaan Fanaye, d’une part et, d’autre part, de l’estime que Ndiaye Aliou avait pour sa famille élargie à Niakwar, il fut hors de question de cautionner l’action de Ali.
Si l’attaque en soit fut un «épiphénomène» selon l’administration coloniale, l’événement n’enduit pas moins des conséquences importantes pour le Dimar, déjà fragilisé par des dissensions internes et une fracture sociale. D’abord une lourde amende fut infligée aux villageois, à payer immédiatement, en plus de l’obligation de payer l’impôt dans les plus brefs délais. Fanaye et Tékane furent obligés de payer chacun une amende de guerre de 500 Francs. Le canton de Dimat Worgo fut rattaché au canton de Foss Galojina (Walo), comme pour récompenser son chef Samba Yomb qui, avec l’interprête Samba Faye avait servi de négociateurs avec Ali pendant l’attaque de Dagana.
Depuis quelques années, le maire de la commune de Fanaye organise une visite annuelle sur le site à Dagana, pour saluer les mémoires des morts et commémorer les faits historiques. Cette initiative est à saluer en ce sens qu’elle permet de faire revivre les faits de notre histoire, vraie. Il est souhaitable que nos jeunes étudiants et chercheurs ressortent des entrailles de la terre notre histoire, souvent écrite par les autres, rarement dite par nous-mêmes.
Ibrahim Thiaw
Sources : tradition orale et Ibrahima Abou Sall
Je trouve très excellent de revivre l »histoire de fanaye, et tous les villages environnant, j’avais la curiosité de savoir la réalité de cette histoire.
Merci Mr thiaw