Kane Ismaila Demba : «L’écriture, une recette pour célébrer la beauté du monde, décrire les douleurs…»

Apres « le rivage des fantômes », paru aux Edition Joussour-Ponts en 2019, «Coups bas au quotidien », Edilivre en 2020, Kane Ismaila  Demba  vient de publier « les travestis du désert » aux Editions l’Harmattan. Trois Romans en quatre ans. Kane Ismaila Demba, également poète et nouvelliste, est un auteur fécond.

Kane Ismaila Demba, mauritanien, est né en 1975 à Maghama, dans la wilaya du Gorgol. Il a fait ses études primaires et secondaires (premier cycle) dans la même localité. Amoureux de l’art, il dirige la troupe littéraire et artistique de cette ville, troupe qu’il supervise pour la représentation de plusieurs pièces de théâtre. En 1989, il se rend à Nouakchott pour y poursuivre ses études. Il obtient le baccalauréat en 1991. Kane est Lauréat du concours de poésie organisé par l’ambassade de France en 1993. De1991 à 1996, il suit des études de lettres à l’université de Nouakchott. Ses études sont sanctionnées d’une maitrise en langue et littérature française.  Pour ce professeur de français « l’écriture fonctionne comme une recette efficace pour célébrer la beauté du monde, une activité divertissante qui nous permet de décrire certaines expériences, douloureuses ou heureuses de la vie. » Entretien

 

Initiatives news : D’où vous vient cette envie presque chronique d’écrire ?

Kane Ismaila Demba : D’où nous vient l’envie d’écrire ? La réponse à cette question nécessite une réflexion approfondie. A priori, elle peut paraître banale. Mais, quand on l’analyse à fond, on se rend compte que chaque fois que nous avons un écrit, un livre entre nos mains, nous y décelons au moins une réponse qui explique nos motivations. J’écris pour défendre des idées qui me semblent pertinentes pour une vie apaisée, une vie où chaque individu se sent politiquement libre et socialement épanoui.  L’écriture s’impose alors non pas comme une simple envie, mais comme un impératif, une nécessité. C’est un moyen qui, indiscutablement, aide à l’exploration des milieux sociaux. Balzac disait d’ailleurs qu’il faut avoir fouillé toute la vie sociale pour être un vrai romancier, vu que le roman est l’histoire privée des nations. L’écrivain doit s’intéresser au plus près aux problèmes pressants de son époque.  Il doit également être témoin actif qui, doté d’une capacité particulière d’écoute, déploie tous ses efforts pour saisir les mystères de la vie. Comment ne pas sentir cette impérieuse nécessité d’interpeller les citoyens devant les douleurs du monde ! Il n’y a pas plus injuste que se taire devant l’injustice. D’autre part, nous ne devons pas perdre de vue que l’écriture fonctionne comme une recette efficace pour célébrer la beauté du monde, une activité divertissante qui nous permet de décrire certaines expériences, douloureuses ou heureuses de la vie.

Initiatives news : Pourquoi êtes-vous passé des poèmes et nouvelles aux romans

Kane Ismaila Demba : Je ne choisis pas le genre de façon progressive comme on pourrait le croire. J’écrivais en pulaar. Je rédigeais de nombreuses pièces de théâtre qui, dans leur ensemble, exposaient les sujets d’actualité dans tous les secteurs. Actuellement, je travaille sur une pièce de théâtre en langue pulaar (HAMMADY MANNA roi dictateur). Je continue toujours d’écrire en pulaar dans l’espoir d’être un jour publié. Cependant, les circonstances ont fait que je devrais, parallèlement au pulaar, écrire également en français. A la faculté des lettres de Nouakchott, j’ai commencé à produire des poèmes et des nouvelles sous les orientations de Jacques De BARRIOU qui m’enjoignait de lire et analyser le Horla de Maupassant. En parcourant méthodiquement ce texte classique, j’ai découvert toutes les opportunités qu’offre la nouvelle. Par sa brièveté, par sa simplicité, ce genre m’a paru plus efficace. Il nous maintient dans la pratique de la narration avec ses exigences, il nous offre la possibilité de terminer, dans un délai court, plus de projets.  De plus, nous vivons dans une époque où le temps consacré à la lecture s’est considérablement réduit. La nouvelle reste alors plus accessible, plus commode pour le lecteur occupé à régler les petits soucis du quotidien.  Mais la nature du sujet à traiter, sa complexité pourrait exiger que l’écrivain passe de la nouvelle courte au roman plus étendu et hermétique. Dans tous les cas de figure, les objectifs restent les mêmes : dire le monde à sa façon, crier devant les inégalités, dénoncer toutes les formes d’injustice.

Initiatives news : Trois romans en presque quatre ans. Vous êtes un auteur « prolixe. »

Kane Ismaila Demba : Je n’aime pas beaucoup le mot prolixe qui à mon avis pourrait revêtir un sens péjoratif. Cependant, il est vrai qu’il n’est pas évident de mettre entre les mains des lecteurs trois ouvrages en si peu de temps. Il faut comprendre que beaucoup d’années se sont écoulées entre l’écriture de ces ouvrages et leurs dates de parution. Ce serait d’ailleurs une erreur de croire que «le rivage des fantômes» est écrit en 2019. Ce roman a pris le temps de murir plusieurs années avant sa publication. C’est également valable pour «coups bas au quotidien» paru en 2020, «les travestis du désert », roman qui vient de paraître. En résumé, je ne me considère pas comme un auteur prolixe. Je muris mon projet d’écriture le temps nécessaire que cela demande. Le travail en amont s’étend sur une durée considérable.

Initiatives news : La Libye, le Niger, le Mali sont l’espace géographique des travestis du désert. Vous connaissez ces pays ?

Kane Ismaila Demba : Je connais ces pays parce qu’ils sont situés dans une zone géographique dans laquelle nous évoluons, je veux dire l’espace sahélo-saharien. Ce sont des pays sahéliens au cœur de l’actualité internationale. La particularité de ces pays est qu’ils se sont retrouvés au cœur de la tourmente du terrorisme et que les civils y vivent l’enfer sous toute sa chaleur. Mais c’est pour moi une occasion d’interpeller les Mauritaniens sur le danger qui rôde aux frontières du pays.

Initiatives news : Quelles difficultés avez-vous rencontrées dans l’édition de ces romans ?

Kane Ismaila Demba : Je tiens tout d’abord à remercier la maison d’édition JOUSSOUR PONT sous la direction de l’éminent professeur Mohamed Ould Bouleiba qui a accepté d’éditer mon premier ouvrage, le rivage des fantômes. Je remercie également l’association des écrivains mauritaniens de langue française, sans oublier nos collègues qui publient dans les autres langues nationales. Trouver un éditeur est un parcours de combattant. Les maisons d’édition sont très exigeantes sur plusieurs points. D’abord, le manuscrit doit être impérativement de qualité et répondre à leurs lignes éditoriales. Chaque maison à ses particularités, sa spécialité, j’allais dire. Il est difficile de dénicher un éditeur qui, à la première lecture d’un manuscrit, donnerait un avis favorable. Pour les éditeurs sérieux, il faudra attendre plusieurs mois pour avoir une réponse. Certaines maisons d’édition peuvent ne jamais répondre et vous maintenir dans le doute source de désespoir. Cela se comprend aisément puisque publier un auteur encore inconnu demeure pour l’éditeur un grand risque. Mais la bonne attitude consiste à avoir confiance en soi et à persévérer dans la rigueur. D’autre part, après la publication d’un ouvrage, les auteurs peinent à toucher un grand nombre de lecteurs. Soit le livre est cher, soit il est introuvable à cause de l’absence des centres de promotion dédiés aux auteurs.

Propos recueillis par BS

 

 

«Les travestis du désert» (L’Harmattan)

Les travestis du désert est un raconte le combat de Lalia, jeune malienne. L’héroïne opérant dans le secteur humanitaire fait la connaissance d’un Libyen rencontré à Kidal. Elle tombe amoureuse de l’homme. Mais elle ignore qu’il est un trafiquant d’êtres humains. Il la séquestre dans un endroit perdu au sud de la Libye. Battante et déterminée, Lalia s’évade grâce à la complicité d’un prisonnier avec qui elle fera route jusqu’à la frontière entre le Mali et le Niger. De la Libye au Niger et du Niger au Mali, l’héroïne de ce roman bravera tous les obstacles : le banditisme, les trafiquants d’êtres humains, le terrorisme. Ce roman, plein de suspens et de rebondissements, nous transporte au cœur du désert avec ses mystères, son austérité mais aussi ses charmes.

 

« Coups bas au quotidien » (Edilivre)

Diagana, un jeune laborantin, rencontre le vieux M’boirik aux abords du marché de la capitale, quartier situé au cœur de la ville de Nouakchott. M’boirik lui fait cadeau d’un journal très volumineux. Un des chapitres de ce journal relate la vie de M’bareck, le frère disparu de M’boirik. Le jeune laborantin entame alors la lecture de ce journal au rythme des jours. Il y découvre une série de récits autonomes faisant partie d’un tout aux éléments indissociables. Chaque lecture est une découverte d’une nouvelle libre, offrant un regard particulier sur la réalité mauritanienne, réalité pleine de rebondissements et de surprises. Coups bas au quotidien est en ce sens un recueil de nouvelles qui allie le réel au fantastique, pour une profonde compréhension des mystères de la vie.

 

«Le Rivage des fantômes» : les Gadiamois boiront-ils l’eau de la tombe ? (Joussour-Ponts)

En 1993, Kane Ismaila Demba, étudiant, reçoit, au centre culturel français de Nouakchott, le prix d’un concours de poésie. Lundi 18 mars, 26 ans après, Kane Ismaila Demba, devenu professeur de français, assiste, au CFF (devenu Institut Français de Mauritanie) à la présentation de son premier roman, « Le rivage des fantômes », paru aux éditions Joussour/Ponts.

La présentation de ce roman, dans le cadre des activités de la semaine nationale de la francophonie et de la langue française, en mars 2019, a été faite par Mamadou Dahmed, professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Nouakchott.

« Le Rivage des fantômes », résume le Professeur Mamadou Dahmed, de l’université de Nouakchott, « c’est le destin du village peulh de Gadiamou, un territoire imaginaire de l’Etat du Sahil, abandonné à son sort à cause de l’entêtement du pouvoir coutumier, le conseil des sages, de ne pas se rallier à la politique du pouvoir central. »

Pour ceux qui suivent la politique en Mauritanie et dans certains Etats du Sahel, le rapprochement s’impose. La non-adhésion au parti du pouvoir est souvent synonyme de quasi-bannissement. Au-delà de cette mise en quarantaine politique, « les malheurs de Gadialmou viennent surtout de la sécheresse qui a hypothéqué les deux activités économiques sur lesquelles repose la vie de ses populations : l’agriculture et l’élevage. » Et « le pouvoir coutumier, incapable de trouver des solutions rationnelles et objective à la rareté de l’eau, se complaît dans un passéisme indéboulonnable et un fatalisme nourri de croyances ancestrales.  Une série de croyances et de préjugés moyenâgeux qui font les malheurs des femmes et de certaines castes. »

La Solution « rationnelle » au problème de l’eau vient de Kéléfa, médecin, Pathé, ingénieur et Loudo philosophe.  A « Saré Capitale », ces fils de Gadiamou, décrochent un financement pour la construction d’un barrage dans leur village

Les trois intellectuels, après le financement, doivent franchir un autre obstacle.  Pour avoir accès à la source de la nappe d’eau, il faut déplacer la tombe de « l’ancêtre mythique »,Moulounké « dont l’esprit hante le village. » Les sages « crient à la profanation.» Les habitants de Gadimou boiront-ils « l’eau de la tombe ? » Pour réponse, lire « le rivage des fantômes », un roman jugé « riche du point de vue thématique et plein de subtilité technique » par Mamadou Dahmed.

 

Extrait du « Rivage des fantômes »

 « Un homme déjà mort ne doit pas être la cause de la mort de ceux qui ont encore besoin de vivre»

 

–Nous avons un grand respect pour Moulounké, cria Kelefa.

-Alors pourquoi le déranger si vraiment vous avez du respect pour lui ?

Kelefa se tut. Ses yeux roulèrent comme des billes sur un toboggan. Il se remémora. Moulounké est l’ancêtre fondateur de Gadiamou. Son souffle est encore puissant et demeurera éternellement tel. Je vous condamne par le pacte qui lie le visible à l’invisible de l’épargner. Laissez-le en sommeil dans son territoire et ne le réveiller pour quelque motif que ce soit.

Ma parole vaut de l’or.

La mine éplorée de Kelefa amusa les sages. Il souffrait.

-Oh ! Voix mystérieuse qui me parla en plein désert, je t’ai bien comprise. Mais je suis prêt à tout. Pourvu que les Gadiamois en profitent. Tue-moi ! Rend-moi morbide ! Fais de moi ce que tu voudras pour te venger ! Mais sache qu’un homme déjà mort ne doit pas être la cause de la mort de ceux qui ont encore besoin de vivre. Mon engagement à construire ce barrage est irréversible.

 

Ardo retroussa d’un geste royal les pans de son boubou, se leva. Constatant le désarroi de Kelefa, il avança vers lui, fit signe au médecin de s’asseoir. Kelefa, accroupi, Ardo le saisit par la nuque avant de le secouer.

-Avez-vous prévu ce qui allait arriver si vous remplissez la rivière de votre maudite eau ? demanda-t-il. Toute la vallée sera sous l’eau et Moulounké sera englouti. J’ordonne l’arrêt inconditionnel des travaux.

Kelefa et Pathé pensaient. Que répondre devant un tel dilemme ? Faut-il déplacer la tombe ? Faut-il la laisser à sa place ? Ils pensaient !

 

 

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