Des hommes, en pleine rue, en plein jour, qui se soulagent en face d’un mur sur lequel est écrit « interdit d’uriner ici. » Un fonctionnaire qui fait passer sa main sous table pour prendre « les frais de traitement du dossier. » Khaled Moulaye Idriss dessine les tares de la société mauritaniennes.
« Depuis, l’enfance, à l’école fondamentale, je dessinais sans objectifs précis » dit Khaled qui, après le baccalauréat, a fait une maitrise en sociologie à l’Université de Nouakchott. Né en 1973 à Zoueirat, au nord de la Mauritanie, Khaled dont les parents sont originaires de Oualata, à l’est du pays, a grandi à Nouakchott. Medina R, Medina G, Medina 3…sont les quartiers de son enfance.
Apres l’université, Khaled a travaillé comme illustrateur avec certaines organisations internationales opérant en Mauritanie. Il a dessiné pour les campagnes de changements de comportements, de mentalités liés aux thématiques de développement. Khaled est ensuite sorti des canevas contraignant des ONG pour donner libre cours à son talent d’artiste, à son inspiration. Résultat : les tares de la société sont étalées.
Un homme, porté par un très long bras, survole un rang devant un guichet pour passer le premier. Dans les caricatures de Khaled apparait souvent la culture des interventions, des raccourcis. Le reflexe aux guichets des banques, des sociétés de services, dans l’Administration…ce n’est guère « premier venu, premier servi. » Le reflexe, c’est souvent chercher quelqu’un qui y travaille pour passer devant ceux qui sont venus…avant nous.
Cette culture de l’irrespect des normes édictées pour le bien commun, apparait aussi dans une autre caricature. « Trois hommes se soulagent en face d’un mur sur lequel est écrit « interdit d’uriner ici. » Ce genre de flagrants délits font quasiment partie de la normalité ambiante. Il est des carrefours à Nouakchott ou les rares automobilistes qui s’arrêtent au stop ont l’air con.
Les humbles….
Autre thème récurrent dans les caricatures de Khaled : les gens humbles qui se battent pour joindre les deux bouts, pour faire face aux dépenses quotidiennes. « Un enseignant, dans une classe bondée, écrit au tableau en pensant marmite. » La marmite qu’il faut remplir chaque jour, qui hante le sommeil des économiquement faibles, est très présente dans les caricatures de Khaled. « Barmé hippetaaké » (on ne renverse pas la marmite) disent les peuls. Elle (la marmite) n’est renversée que quand il n’y a rien n’à manger.
Regardez-moi j’aide les pauvres…
Khaled caricatures aussi une certaine culture de la visibilité de ceux qui donnent, non pour aider, mais pour être vues.
Sur une des caricatures « un homme avec large sourire, autosatisfaction béate, cameras au point, tends un morceau de viande a un pauvre… » Cette indécente « charité » qui consiste à soigner son image en faisant semblant d’aider les démunis est facilité par les selfies. Un bras pour donner le morceau de pain, l’autre, pour tirer la photo.
Les humbles face au Covid 19
En ces temps de pandémies du COVID19, Khaled a pensé à ses personnages favoris : les humbles. Sur une caricature, « le virus, armé d’une hache ensanglantée, est seul sur une rue déserte. Des bras d’hommes tendent des marmites vide à travers les portes entrouvertes. » Il ressort de ce dessin toute la complexité du confinement en milieu pauvre ou les gens vivent au jour le jour. L’alternative est terrible : Sortit et chopper la maladie ou rester confiné et mourir de faim.
Les bonnes pratiques
Toujours sur le Corona, Khaled participe avec sa griffe a la sensibilisation sur les bonnes pratiques avec une croix rouge sur les buveurs de thé vendu dans les rue avec des verres qui passent de bouche en bouche sans être lavées.
Khaled ne vit pas de caricature. « Je ne vends pas mes dessins. Je les postes sur Facebook et les partage avec les journalistes et d’autres internautes. Je partage les messages avec tout le monde » dit-il.
Khaled est directeur du Bureau Medias et développement (BMD). Il y travaille, entre autres, sur des stratégies de communication sur les thématiques du développement.
Société de tabous
Comment la société réagit à ses caricatures ? « Nous sommes dans un milieu avec encore beaucoup de tabous. Pour une certaine lecture dogmatique de la religion, le dessin n’est pas halal » répond Khaled. Il s’y ajoute aussi « des tabous sociaux d’une société pas encore ouverte ou la critique sans gants n’est aps encore bien acceptée. » Autre obstacle soulevé par le caricaturiste : « Nous sommes une société tribalisée dans laquelle quand tu critiques quelqu’un, c’est comme si tu avais critiqué toute sa tribu ou sa famille. Nous avons nos griots qui disent que nous sommes les plus forts, les meilleurs, qui chantent nos louanges. La critique, c’est une nouveauté… »
Personnage anonymes
Ailleurs, les caricaturistes montrent les politiques et autres hommes publiques sous des traits grotesques…les personnages de Khaled, eux, sont anonymes. Pourquoi ? « Dans notre société, il est encore très mal vue de cibler le gens directement. C’est pourquoi, j’ai choisi de griffer les tares sociales sans toucher individuellement, personnellement les gens. Ils peuvent cependant se reconnaitre dans l’attitude pointée du doigt. »
Ce choix de l’anonymat n’a pas mis Khaled a l’abri des reproches. « Je critique toute la société mais on dit que je suis de l’opposition, on dit aussi que je donne une mauvaise image de la société… »
Le choix de la caricature permet aussi à l’artiste de dépasser l’obstacle du « multilinguisme » mauritanien. Tout le monde peut décrypter le dessin car l’image n’a pas de langue.
Khalilou Diagana
Le Quotidien National Horizons