Par El Wely Sidi Heiba
« Je ne pèse plus le fardeau du passé, car je l’ai vu comme une maison de mensonges et un climat de perdition des gens. » Maarouf El Rassafi
« Tout ce qui brille n’est pas de l’or »
Aucune nation troublée dans son cheminement et embrouillée dans la gestion de ses affaires ne peut échapper au jugement de l’histoire source – elle-même – des troubles, écueils, échecs et embûches qui la tourmentent.
Le Docteur, feu, Jemal Ould El Hassen (1959-2001) affirmait que « l’élite intellectuelle a un devoir cognitif impérieux : celui de coopérer, de se solidariser et de s’entraider pour comprendre la société dans son passé et son présent. Cette responsabilité cognitive est essentielle pour influencer, même modestement, son avenir ».
Dr Jemal soulignait encore que « pour influencer positivement la société et promouvoir l’indépendance intellectuelle, il est crucial de développer des études approfondies qui embrassent toute la complexité de la réalité sociale ».
Contrairement à cet engagement envers le « devoir cognitif » tel que défini par le Dr Jemal, les élites éduquées, actuellement à la croisée des chemins, se sont détournées de la quête du savoir et de la culture, préférant se concentrer uniquement sur la politique du profit, avec un mépris exacerbé pour la politique elle-même.
Plus de soixante ans se sont écoulés depuis l’avènement de l’État « civil » au sein du Non État, et la voie vers le bien-être semble toujours compromise par le comportement indécis des élites, leurs discours contradictoires et leurs actions déviantes.
C’est bien cela qui met en lumière les déséquilibres manifestes, les divergences profondes dans les aspirations intellectuelles, les orientations religieuses antagonistes et l’évolution, hélas, frappante dans l’évitement du système étatique.
Ce n’est pas une voie empruntée vers la vertu, car la nuit de son ciel ne ressemble pas à son jour ; les affaires souvent occultes de ces élites sont gérées dans la pénombre, tandis que le jour est consacré aux discours vains et aux attaques à peine voilées contre l’équité, sous prétexte d’être les dépositaires légitimes de la foi et du nationalisme, mais sans espoir de bâtir un État de justice et d’égalité.
La pratique d’un discours moins magnanime que celui du -jadis- – célèbre Rassemblement des poètes et orateurs de « Okadh » est la plus méprisable des occupations des temps modernes, détournant le temps du travail productif au profit de gains matériels illicites et d’acquisition faciles des fonds publics pour les privilégiés, sous couvert de tribalisme, de régionalisme et de considérations sociales rétrogrades, autocratiques et féodales.
De toutes les disciplines littéraires, la préférence de beaucoup va aujourd’hui à la flatterie quotidienne qui magnifie ceux dont les mains forgent l’arbitraire, ceux qui pillent et gaspillent au détriment de l’édification, et ceux qui exploitent leur savoir pour bâtir des mondes de charlatanisme et de superstition. Et en retour, tous répandent l’insulte et la calomnie sur les gens de mérite et de dignité, ceux qui préfèrent l’ascétisme au faste éphémère rempli de tromperie, de ruse, de débauche, d’hypocrisie et de vice.
Ces caractéristiques sont largement adoptées avec audace et sans hésitation dans les grands salons de l’ »oisiveté verbale » où la poésie vide et dévaluée retentit aux portes des puissants et règne, avec le même son de cloche, en maitresse dans la sphère des riches, des aristocrates et des politiciens.
Certes, la plupart des experts et spécialistes en sciences humaines : psychologie, sociologie, ethnologie, anthropologie, histoire, économie, linguistique, abandonnent leur mission à ce stade, et exploitent leurs titres et qualifications pour maintenir la réalité du Non État dans les esprits et comportements, et s’adonnent à la jouissance personnelle plutôt qu’à l’intérêt national.
Parmi ceux-là figurent, au premier plan, les historiens censés porter, en cette ère trouble, le fardeau de la conciliation du passé avec le présent. En dérogeant à leur noble mission d’orientation de la nation, ils se sont volontairement éloignés des champs de la valorisation du patrimoine historique riche et varié de ce pays de grands carrefours civilisationnels. Négligeant ainsi les contours de leur mission, ils ont donné raison au grand poète irakien Maarouf El Rassafi qui a dit un jour : « Je ne pèse plus le fardeau du passé, car je l’ai vu comme une maison de mensonges et un climat de perdition des gens. »
Pourtant, l’approche du passé avec objectivité, savoir et impartialité offre des leçons inestimables pour l’avenir. Elle permet d’éviter les erreurs similaires et donne à prendre les décisions éclairées. Une histoire assainie de ses impuretés contribue à comprendre la diversité culturelle, religieuse et sociale, et favorise la tolérance et le respect mutuel.
De plus, une lecture attentive de l’histoire renforce la conscience nationale, cultive la fierté des individus et leur confiance dans l’histoire de leur nation, ainsi qu’elle stimule leur engagement et décuple leur créativité.
L’histoire, en élargissant la compréhension morale individuelle, confère à la société des valeurs éducatives et morales. Elle établit la sensibilisation nationale, inspire les jeunes générations et les pourvoit d’énergie pour préserver et utiliser consciencieusement cette histoire.
Les avantages de l’histoire ne s’arrêtent pas à là. Elle est essentielle dans certaines missions gouvernementales telles que l’éducation, la gestion des bibliothèques gardiennes des connaissances, la sauvegarde des villes anciennes, la tenue des musées d’une part, ainsi que dans la politique, où sa connaissance assure le succès, renforce l’unité nationale et combat les forces hostiles à la modernité d’autre part.
L’élite doit-elle continuer d’ignorer ces dimensions cruciales de l’histoire et laisser les manipulateurs et fossoyeurs s’enorgueillir de leurs récits embellis aux dépens de l’objectivité et de la scientificité ?
Ne doit-elle pas cesser de faillir à l’épreuve de l’écriture saine et objective de l’histoire de son pays, ultime rempart contre l’échec ?
Une élite qui méconnait et falsifie le passé de sa nation, néglige son futur, nuit à son épanouissement est indigne d’en porter le fardeau politique pourtant si impérieux pour la pérennité de son existence fragile.
El Wely Sidi Heiba