Le Royaume des Rétifs et des Masques

Par Sidi I. Boudida

Il était une fois une contrée éloignée, une jungle fertile et joyeuse, où les rivières chantaient et les champs dansaient sous le vent. Un troupeau y vivait sous la houlette d’un chef affable, un Cerf aux cornes sages, respecté pour sa parole mesurée. Mais tous n’étaient pas satisfaits de sa douceur. Dans l’ombre, une bande de Rétifs veillait, tapie dans les bois du château.


Un soir sans lune, les Rétifs sortirent de leur repaire. A coups de cornes bien placés, ils renversèrent le Cerf, l’accusant de faiblesse, d’aveuglement et de compromission. « Place aux vrais défenseurs de la jungle ! » hurlèrent-ils. Et le troupeau, surpris et désorientés, n’eut que le silence pour réponse.
Les Rétifs prirent alors les rênes du royaume. Ils imposèrent leur ordre par la peur, leur justice à coups de pattes, et le respect par le bruit des sabots. Mais la concorde entre Rétifs, même en bande, ne peut durer très longtemps. L’un après l’autre, certains furent éventrés, trahis, et remplacés par d’autres plus rusés, plus féroces, ou simplement plus jeunes.
Le chaos régnait dans la contrée, même si, en façade, les Rétifs promettaient unité et progrès.
Un jour, un grand Aigle venu d’un ancien empire survola le royaume. Il s’arrêta au sommet du plus haut arbre et dit, d’une voix impérieuse :
— Rétifs du royaume, votre bruit nous gêne. Faites semblant de civiliser vos cornes. Offrez aux animaux un théâtre, avec rideaux, comédiens, et urnes en carton. Appelez cela démocratie.
Les Rétifs, malins comme la faim, obéirent. Ils apprirent quelques mots doux, et peignirent leurs cornes et les barreaux des cages en blanc. Ils laissèrent même quelques moutons et écureuils jouer aux opposants, mais jamais trop fort, jamais trop haut.
Ainsi naquit la démocratie des Rétifs. Les premières années, quelques moutons sincères crurent encore au changement. Ils bêlèrent, manifestèrent, plantèrent des pancartes dans les champs. Mais les Rétifs n’avaient pas changé d’appétence. Ils les laissèrent crier un moment, puis les invitèrent à la table… non pas pour parler, mais pour se faire dompter lentement, par promesses et récompenses.
Petit à petit, les anciens opposants se turent. Certains eurent des postes, d’autres des honneurs, d’autres enfin des silences bien payés. Ils ne bêlaient plus. Ils applaudissaient même.
Les animaux, voyant cela, détournèrent les yeux. « À quoi bon marcher, si même les meneurs sont assis ? », disaient-ils.
Le royaume, désormais tranquille, sombra dans une paix étrange, comme un lac sans vent. Les Rétifs gardaient le pouvoir. Leurs contradicteurs, domestiqués, dormaient à leurs pieds. Et les anciens rêves de liberté flottaient quelque part, entre les nuages et les souvenirs.

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