Anna-Marie Diagne : «Le soninké fait partie des six premières langues sénégalaises reconnues comme nationales»

Anna-Marie Diagne  est linguiste au Laboratoire de l’IFAN à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal). Spécialiste en description grammaticale des langues africaines, elle travaille principalement sur le soninké, objet de sa thèse de doctorat. Anna-Marie Diagne fait partie du comité soninké mis en place par l’Académie Africaine des Langues en 2018 dans le cadre de l’harmonisation des systèmes d’écriture des langues africains.

Anna-Marie Diagne:  » De 1968 à nos jours, le Sénégal est ainsi passé de six à quatorze langues bénéficiant d’un décret officiel régissant leur orthographe. »

Cette spécialiste qui travaille également sur le seereerpalor, langue atlantique minoritaire et sur les langues des signes au Sénégal a participé à la rencontre de Ouagadougou où les commissions ont fait l’état des lieux et mis l’accent sur les perspectives en matière d’harmonisation de l’orthographe des langues africaines.

Initiatives News : En 2018, l’ACALAN a mis en place des commissions pour l’harmonisation des systèmes d’écriture des langues Songhay, Ewé et Soninké. Ces commissions se sont retrouvées cette année pour présenter la situation. Pour la langue soninké dont vous êtes spécialiste en tant que linguiste, quels sont les vrais défis liés à la mise en harmonie de l’orthographe ?

Anna Marie Diagne : L’harmonisation des orthographes des pays principaux ayant en partage le soninké est une préoccupation qui ne date pas d’aujourd’hui. Malgré les différentes initiatives – dont celle de 1995 qui avait réuni des linguistes du Mali, de Mauritanie, du Sénégal et de la diaspora soninké en France – il existe encore des divergences entre les décrets existants, tous les États n’ayant pas modifié leur décret selon les recommandations faites à l’époque, sous l’égide de feu le Pr. Ousmane Moussa Diagana.

Ce processus d’harmonisation est pourtant nécessaire si nous voulons que les documents édités dans l’un des pays concernés soient facilement lus par les autres. Il est donc heureux que l’ACALAN se soit saisie de cette question.

En tant qu’instance de l’UA elle a la légitimité nécessaire puisqu’étant reconnue par tous. La méthodologie employée est également pertinente : commencer par la présentation de la situation dans chaque pays, puis entamer des discussions en atelier afin de trouver un consensus sur les points de divergence, quitte à finaliser ce travail à distance.

Membres de la commission soninké du Sénégal. Atelier ACALAN, Ougadougou du 11 au 13 mars 2020

Le défi principal sera de faire en sorte que les choix opérés soient les plus pragmatiques possibles en regard de la facilité d’apprentissage, pour les adultes mais surtout pour les enfants, de la simplicité d’écriture et de saisie des caractères.

Pour cela l’ACALAN a judicieusement opté pour une collaboration entre linguistes, pédagogues et praticiens non académiques de chaque langue. Les propositions retenues devront en outre tenir compte des différents dialectes connus, de telle sorte que les règles édictées soient adéquates quelle que soit la variante du soninké en présence.

Le second défi, et non des moindres, sera de convaincre les États de modifier leurs décrets respectifs sur l’orthographe et la séparation des mots en soninké selon les nouvelles propositions retenues.

Initiatives News : Où en est le Sénégal en termes de contribution des gouvernants à la promotion des langues en général et au soutien à la transcription du soninké en particulier ?

Anna Marie Diagne : Le Sénégal a très tôt eu une politique dynamique de promotion des langues nationales. Six langues nationales sont reconnues dans la constitution de 1963.

Le premier décret sur l’orthographe de langues sénégalaises date de 1968. Il y a eu plusieurs révisions de ces décrets provoquées à la fois par les avancées de la recherche grammaticale et par le fait que les questions linguistiques sont rapidement devenues très politiques au Sénégal.

Au niveau institutionnel, les questions relatives aux langues nationales ont relevé au départ de la Présidence de la République, puis déléguées au ministère de l’Éducation nationale et parfois à celui de la culture. Il a même existé un Secrétariat d’État qui leur était dédié.

Des campagnes d’alphabétisation ont également démarré très tôt dans le pays et l’introduction des langues nationales dans le cursus d’enseignement formel est en bonne voie. Au niveau du Supérieur, les principales langues nationales sont enseignées, notamment à l’Université de Dakar.La révision constitutionnelle de 2001, a en outre renforcé le statut juridique des langues sénégalaises :la codification d’une langue lui donne désormais de fait le statut de langue nationale.

De 1968 à nos jours, le Sénégal est ainsi passé de six à quatorze langues bénéficiant d’un décret officiel régissant leur orthographe.

D’autres langues ont entamé le processus de codification. Dans ce sens on peut dire que le Sénégal soutient ses langues bien que le chantier soit immense et que beaucoup reste à faire. Le taux d’analphabétisme reste par exemple important, malgré les efforts consentis.

Le soninké fait partie des six premières langues sénégalaises reconnues comme nationales, ce qui montre l’importance que le Sénégal lui a donné dès le départ. Le premier décret qui le concerne date de 1968.

Le dernier en date, de 2005, prend en compte les recommandations du rapport de Bakel de 1995 que j’ai évoqué auparavant. 

Les autorités ont accepté de modifier le précédent décret en raison de la dimension transfrontalière de la langue qui est explicitement édictée dans le préambule du décret de 2005, ce qui n’était pas le cas dans les décrets précédents.

Initiatives News : Il existe une diversité dans le parler soninké reflétant les différents espaces géographiques, pensez-vous qu’avec un système d’écriture harmonisé, les soninkés seront capables de lire les langues de leurs voisins des autres ethnies comme les wolofs, les bambara, les peuls et autres ?

Anna Marie Diagne : C’est tout-à-fait possible. Le premier point est de savoir s’il est possible d’arriver à un seul système orthographique pour l’ensemble des dialectes soninké. Sur le plan grammatical, il n’y a pas de divergences qui occasionneraient des variations dans l’alphabet des différents dialectes dont j’ai connaissance, y compris pour le sillanka qui est un îlot linguistique soninké du Burkina Faso. Même pour ce dialecte que j’étudie et où il existe des problèmes d’intercompréhension partielle avec les autres variantes, l’alphabet pourrait rester le même, ainsi que les règles de découpage des mots.

Ensuite se pose la question que vous soulevez. Pour le wolof et le bambara, il est possible sur la base de la phonologie de conserver le même alphabet. Pour le peul que vous évoquez, l’alphabet sera en partie le même, cette langue ayant en plus des glottalisées. On pourrait donc supposer que les Soninkés auraient des problèmes pour lire les glottalisées du peul.

Lire aussi : Professeur Sammy Beban Chumbow : Instrumentaliser les langues africaines pour les rendre compétitives

Mais n’oublions pas un trait important des Africains : nous sommes très souvent au moins bi ou trilingues et il n’est pas rare que des Soninkéscomprennent le peul et que les peuls parlent soninké. Cela ne devrait donc pas poser de problème.

Dans les différents pays et c’est le cas au Sénégal, le travail est déjà fait : les décrets des différentes langues utilisent, autant que possible, les mêmes signes alphabétiques pour des phonèmes communs. L’ACALAN œuvrant au niveau continental, ce sera une de ses tâches, de mon point de vue, de militer auprès des États pour que ce même principe soit adopté pour toute l’Afrique.

Propos recueillis par Kissima DIAGANA

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