Quand les femmes prennent la parole : l’expérience du collectif « Voix des femmes » en Mauritanie

Par Jorge Brites.

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Le coup de sifflet vient clôturer la partie. Les équipes regagnent les vestiaires, et les spectateurs quittent progressivement les gradins du stade Cheikha Boïdiya. Ce 30 juillet à Nouakchott, vient de se tenir le premier match officiel de la sélection nationale féminine de football en Mauritanie. Malgré les critiques d’ordre morales ou religieuses qui ont précédé la rencontre, et en dépit du score, 3 à 1 en faveur de l’équipe de Djibouti, l’ambiance est plutôt bonne, notamment parmi les quelques supportrices venues des quartiers périphériques de Nouakchott pour soutenir les joueuses. La laborieuse progression du sport féminin, en république islamique de Mauritanie, est illustrative du poids des représentations sociales dans la société.

« La voix de la femme en Mauritanie est assez négligeable. Bien que nous, les femmes, soyons une force, ce n’est pas à notre service, mais au service de l’autre sexe et de la société patriarcale. Il n’y a pas ici des voix qui défendent les droits des femmes ou qui posent les questions des femmes ». C’est en ces termes que Mekfoule Ahmed, militante féministe, nous plante le décor de la condition des femmes mauritaniennes. Une condition qui a motivé, depuis près de quatre ans, l’émergence d’un collectif intitulé « Voix des femmes » et dont l’objectif est justement de donner de la voix aux femmes mauritaniennes, en développant des espaces de débat qui leur soient réservés dans les quartiers. Depuis 2018, le mouvement a cherché à progresser en développant de nouveaux types d’activités, tournées vers le plaidoyer par l’art ou vers les technologies de la communication. Regard sur cette démarche militante et discrète qui cherche, modestement, à bousculer les mentalités.

En Mauritanie, la condition de la femme est marquée par un certain nombre d’interdits et de pressions sociales résultant du poids des traditions, qui constituent un frein à leur épanouissement : mariages précoces, contraintes morales et vestimentaires, condamnation du sport et des loisirs féminins, violences et harcèlement sexuel quotidiens (qu’ils aient lieu dans la rue ou à la maison), pratique de l’excision, etc. Mais cette situation est encore peu évoquée hors des cercles militants ou des ateliers organisés par telle ou telle ONG ou agence de l’ONU dans les hôtels chics ou autres salles de conférence de la capitale. En l’occurrence, les espaces d’expression et de débat entre femmes sont rares (plus encore en périphérie de la capitale ou en zone rurale) – et ce malgré une vision parfois idéalisée de la condition féminine, qui laisserait croire que les femmes mauritaniennes sont choyées, des sortes de reines toutes puissantes dans leur foyer (Entre soumission et manipulation sociale : quelle condition pour la femme en Mauritanie ?).

Mekfoule Ahmed, membre du collectif Voix des femmes depuis ses débuts, nous explique : « La condition des femmes est une question mondiale. Mais en Mauritanie, les gens pensent que la femme mauritanienne, et notamment la femme mauresque, est dans de bonnes conditions. Alors que non, si l’on excepte la femme mauresque bourgeoise. Et l’on sait que partout, les conditions de la bourgeoisie sont différentes et ne constituent pas la règle. Le système social impose un fonctionnement patriarcal sur les femmes et sur leur vie. Nous subissons des viols, des violences, des discriminations ». Absentes des pôles de décision, des espaces de loisirs, des cafés, des mosquées, etc., les femmes ne sont pas invitées à s’exprimer, ni sur leur vie ni sur les questions touchant la société.

Pourquoi l’idée d’un collectif autour des « voix des femmes » ?

Face au manque de place qui leur est accordé dans l’espace public, plusieurs jeunes femmes engagées chacune dans son domaine, se sont organisées de façon informelle depuis octobre 2015 autour d’un objectif : favoriser l’expression des femmes mauritaniennes. À l’époque, le 1er novembre, se tient la première séance de discussion autour des métiers que la société proscrit aux femmes, et les jeunes participantes (des femmes de la commune de Riyad, en périphérie de Nouakchott) sont alors invitées à exprimer leur « rêve de petite fille », c’est-à-dire le métier qu’elle souhaitaient faire lorsqu’elles étaient enfants. Et le premier métier qui était ressorti : « pilote d’avion » ! Loin des clichés sur la bonne épouse mère au foyer. Et les autres qui ont suivi étaient du même acabit : « avocate », « médecin », « juge », « sage-femme », etc.

Depuis, plusieurs dizaines de séances ont eu lieu sur des thématiques variées : projections-débats sur le harcèlement sexuel dans les transports en commun, discussions sur les thèmes liés à la santé de la reproduction, échanges sur la sexualité dans l’islam (avec un imam invité pour l’occasion), formations courtes sur la microfinance, échanges sur les conditions des femmes dans telle ou telle communauté ou sur la fonction sociale du mariage avec une sociologue mauritanienne, discussions sur la place des femmes dans les luttes politiques et sociales, sensibilisations sur un projet de loi visant à criminaliser les violences basées sur le genre, etc. Et des séances ont eu lieu, dans une certaine discrétion et en présence exclusive de femmes (hormis deux ou trois exceptions, sur décision des organisatrices), dans plusieurs quartiers de Nouakchott ainsi que dans plusieurs villes de l’intérieur, même si les groupes peinent à se maintenir dans la durée.

Le nom du collectif, quant à lui, donne le ton. « En Mauritanie, nous dit Dieynaba Ndiom (également membre du collectif), la voix de la femme n’est autorisée que quand elle est dans les sphères privées. C’est-à-dire tant que c’est une voix qui parle de la famille, qui parle en tant que sœur, qui parle en tant que femme, c’est bon. Mais cette voix, elle posera problème dès qu’elle s’entendra dans les sphères publiques. […] Ça pose un problème parce qu’on renvoie toujours la femme à son rôle domestique et à sa fonction biologique, c’est-à-dire la maternité, la couveuse, celle qui éduque… une femme-mère ! Mais on la veut moins dans l’espace public. Il y a des sujets qu’on n’aborde pas dans le milieu familial, ni même dans le milieu éducatif, à l’école. D’où l’idée de créer des cadres d’expression ou des espaces de débats comme Voix des femmes, où l’on pourrait parler de tout, avec un groupe constitué uniquement de femmes. C’est déjà une première forme de libération de la parole sur des sujets qui se disent tabous, et c’est une manière aussi pour les femmes de parler, de donner leur avis, sans contrainte ». Salka Hmeida, membre du collectif à Riyad, à Nouakchott, va même plus loin : « La femme ici n’a pas de voix. Elle est toujours dirigée par les hommes. Même dans la maison, elle ne peut pas donner de point de vue. Et si elle sort, elle doit dire ce que les gens attendent d’elle. Elle n’est pas libre de dire ce qu’elle sent, ce qu’elle souffre ».

Derrière cette initiative, plusieurs postulats : la nécessité d’un travail de terrain et d’une démarche discrète, qui s’appuie sur une certaine pédagogie ; une logique du « pas à pas » qui réfléchisse à des processus sur le long terme en levant progressivement les tabous ; la nécessité de créer des solidarités et de libérer la parole dans des groupes réservés et portés par des jeunes femmes. Mekfoule nous explique : « Voix des femmes est un espace public qu’on a créé pour les femmes, qui nous donne l’occasion de discuter avec les femmes, sur les questions des femmes, pour qu’on puisse réfléchir ensemble sur comment trouver des causes communes. L’autre fois, je suivais une émission sur Simone de Beauvoir, qui expliquait comment, au début, elle a cherché à identifier des causes communes pour les femmes pour qu’elles se regroupent, et s’est finalement concentré sur le travail domestique des femmes. Voix des femmes, aussi, cherche des causes communes : par où va-t-on commencer avec les femmes pour être plus nombreuses et constituer une force sociale ? »

Surtout, nouveauté pour un mouvement qui se veut profondément militant et basé sur un engagement purement bénévole : il s’organise sans hiérarchie, de manière horizontale, sur la base d’une ou deux coordinatrices par quartier ou par village. Les membres sont des activistes du milieu associatif ou des militantes féministes, portant des sensibilités diverses et appartenant à des communautés différentes de leur pays.

« Témoignage du corps » : une performance scénique visant à donner voix au corps de la femme

En 2018, une ONG française, le CCFD-Terre Solidaire, a manifesté l’intérêt d’appuyer une organisation mauritanienne qui ne se caractérise pas par une organisation pyramidale (comme c’est le cas de l’immense majorité des associations locales). L’ONG a alors accordé au collectif Voix des femmes une subvention modeste qui a offert une opportunité de réunir les différents groupes des quartiers de Nouakchott autour d’une activité commune. Cette activité, intitulée « Témoignage du corps », s’est réalisée le 16 décembre 2018 au niveau de l’Espace culturel Diadié Tabara Camara, dans le quartier Socogim PS de Nouakchott, et a réuni un public dépassant une centaine de personnes, principalement des jeunes, hommes et femmes. Cette performance scénique voyait s’exprimer une douzaine de jeunes femmes au nom de différentes parties du corps féminin, pour en aborder les modes de contrôle et de domination dans la société mauritanienne. Salka, qui parlait au nom de « la bouche », nous raconte : « C’était nouveau et ouvert au public, qui a pu voir une nouvelle forme de manifestation pour les femmes. L’objectif était de montrer les souffrances des femmes dans chaque partie de leur corps. Beaucoup de problèmes ont été dénoncé. Je crois que l’activité est réussie parce que beaucoup de gens ont réagi après ça, même sur les réseaux sociaux, et ça a ouvert un débat. L’idée est nouvelle ».

Les yeux, les oreilles, la peau, le clitoris, l’utérus, le cerveau, les mains de la femme, etc. En français, en arabe, et dans une moindre mesure en pulaar, en wolof et en soninké, l’exercice s’est voulu exhaustif afin de rendre justice à ce corps jusque-là sans voix, sans témoin, et pour mieux se faire entendre. « L’idée se voulait originale, parce que ce ne sont pas des personnes qui parlaient mais des organes, nous dit Dieynaba – qui parlait quant à elle ce jour-là, au nom du « clitoris ». Chaque organe suit une forme d’oppression de la société, et ce jour-là, c’était le moment d’en parler. […] L’enjeu d’une telle activité est de se faire entendre, de parler au nom de tel ou tel organe qui subit. On a eu des organes qu’on n’entend jamais, tels que le clitoris. Le défi était de parler au nom de l’organe, parce que c’est un peu bizarre d’entendre un clitoris ou une oreille parler et vous dire ce qu’il subit ».

Des émissions-radio pour mieux faire entendre les voix des femmes de l’intérieur

Même si des séances ont pu être faites hors de Nouakchott, la capitale (qui concentre plus du quart de la population du pays), il n’en reste pas moins que s’adresser aux jeunes femmes de l’intérieur et leur permettre de s’exprimer demeurent des défis. Dieynaba nous raconte : « Voix des femmes a commencé ici à Nouakchott, dans six ou sept communes au départ, et après quoi cela s’est agrandi. On s’est dit que l’initiative ne devait pas s’arrêter à la capitale, parce que le besoin existe aussi à l’intérieur. Des noyaux de Voix des femmes ont été mis en place au niveau de Kaédi [Région du Gorgol], à Bababé, à Bogué [Région du Brakna], et peut-être bientôt à Nouadhibou [Dakhlet Nouadhibou]. Les espaces s’agrandissent, et ne s’arrêtent pas qu’à la capitale de la Mauritanie. Avec les spécificités des villages et villes : peut-être que Voix des femmes à Bogué, qui est un milieu plutôt rural, n’aura pas besoin de chercher des espaces publics où discuter, mais pourront le faire dans leur maison ou en extérieur. Le cadre d’expression peut varier selon les endroits ».

Et d’ajouter : « Le grand défi, déjà, c’est d’exister et de tenir dans la durée. Parce que ce sont des mouvements qui ne sont pas reconnus, qui peuvent même subir des répressions en fonction de leurs activités ou de ce qu’ils disent. Parce qu’on est dans une société qui n’aime pas certains changements qu’elle ne sait pas appréhender. Ce sont des mouvements qui sont susceptibles d’être persécutés. Donc le défi, c’est de tenir dans le temps. Mais on peut compter sur le fait qu’il ne s’agit pas d’associations classiques : c’est du vrai militantisme, pour une cause. Mais le plus grand défi, c’est vraiment de pérenniser, pour que le mouvement existe toujours dans vingt ou trente ans ».

Nouvelle initiative du collectif, pour l’année 2019 : la création d’une émission-radio animée par certaines de ses membres, et durant laquelle des auditrices de tout le pays pourront les contacter, échanger, débattre, poser des questions dans toutes les langues nationales, sur des thématiques variées (une trentaine de thèmes sont en cours de formulation). Cette émission, qui devrait s’étaler sur une trentaine de semaines, visera à ajouter des voix au collectif et à mieux toucher les jeunes femmes de l’intérieur.

Parallèlement, maintenir l’activité de débat constitue un défi, duquel dépend le succès d’un mouvement féministe tel que Voix des femmes. « Une première chose importante, nous précise Mekfoule, c’est de toujours partager une conscience féministe, de toujours sensibiliser sur les droits des femmes, de lutter. Si l’on arrive à garder le même niveau d’activité, à un certain moment on va voir qu’il y a plus de femmes qu’au début, une base plus large qu’avant. Peut-être que c’est un groupe, après six ou sept ans, dont on verra un membre au Parlement, pourquoi pas ? C’est un groupe qui cherche à lutter d’une autre manière, mais avec des femmes qui vivent dans des conditions différentes, qui viennent de partout, à l’image de la société ».

Salka complète : « Notre défi, c’est que la femme n’est pas libre. Donc si tu veux faire des activités ou des débats, il faut l’autorisation d’un homme quelque part. Le problème des mouvements féministes, c’est que beaucoup n’ont pas de vision et ne sont pas bien organisés. Parfois, les femmes se marient et disparaissent. Pour d’autres, elles se voient interdire de militer par la famille, et là, c’est fini. Pour quelques femmes, leur famille ignore ce qu’elles font, parce que si elles l’apprennent, elles lui interdiront de sortir. C’est pourquoi dans les manifestations, certaines femmes cachent leur visage et ne veulent pas apparaître sur les photos ».

La nécessité d’une construction patiente pour faire progresser les droits et libérer la parole

Les difficultés, les inégalités, les pressions familiales et sociales, les violences, frappent l’ensemble des femmes mauritaniennes. Il s’agit donc d’une condition collective, d’une question sociale, non de problèmes isolés. Mais bien souvent, tous ces maux accablent chaque femme de façon individuelle. Une jeune femme qui souhaite faire des choix de vie qui contredisent la pratique familiale (choisir un fiancé hors de la communauté, par exemple) va se retrouver face à l’interdiction de sa mère, aux remarques de ses frères, au jugement réprobateur de ses oncles et cousins, aux regards du voisinage. Or, seule, une jeune femme pourra rarement affronter à la fois la société et sa famille – d’autant plus dans une société conservatrice marquée par le poids de la religion et de la tradition, et où même la législation ne garantit pas, au jour-le-jour, l’égalité. Les femmes doivent donc concevoir leur condition sous un prisme collectif, comme un vrai problème de sociétéÀ résoudre collectivement.

Reste que la culture militante, une conscience collective féminine, des liens de solidarité entre femmes, ne se décrètent pas. Ils se construisent, à travers l’éducation aux droits, à travers des actes symboliques tout comme les petites actions discrètes qui permettent de passer lentement mais sûrement des messages émancipateurs. La liberté est une vaste demeure qu’il convient d’entretenir constamment, pas à pas, pour qu’elle ne s’effondre pas. Souhaitons à ce collectif comme à l’ensemble des mouvements féministes sincères de continuer à innover et à trouver l’inspiration pour contribuer à la libération constructive de la parole.

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