Dans « Désert », Jean-Marie Gustave Le Clézio nous donne une certaine idée du Hartani, un des personnages de ce chef d’œuvre publié en 1980, Grand prix Paul Morand décerné par l’académie française : « Le Hartani n’est pas comme les autres garçons. Personne ne sait d’où il vient réellement ».
Par:Taleb Ould Sid ‘Ahmed Mbareck *
LallaHawa, l’héroïne de la seconde histoire du roman, semble mieux que quiconque cerner le personnage du Hartanidont elle s’éprendra, en pleine tourmente sous les vents des sables. Il est pour elle « cette voix divine et mystérieuse » qui lui raconte des histoires mythiques et lui fait découvrir les endroits magiques du désert. Ce bout du récit deLalla et EL Hartani se déroule dans la grande vallée de Saguiet El Hamra, prolongeant la fixation des Haratines bien au-delà de l’actuelle Mauritanie.
Ce qui nous importe dans cette tribune, ce n’est pas tant le foyer géographique des Haratines, mais le fait de leur attribuer héréditairement des origines esclaves, au risque de provoquer chez eux et leur descendance une sorte de « refoulement » au sens freudien du terme. L’image du hartani regorge de mille et un clichés qui sont devenus insupportables. Jamais dans notre pays, groupe social n’a suscité autant de fantasmes au cours des quarante dernières années, depuis la première abolition officielle de l’esclavage en Mauritanie, survenue en 1981.
Dans l’imaginaire d’une écrasante majorité de mauritaniens, les Haratines auraient une origine servile et leurs Maîtres seraient nos frères Bidân (appelés Maures Blancs par les colons).
Complexité
Ce n’est pourtant pas toujours vrai, au regard de nombreux arguments historiques dont personne ne souhaite rendre compte dans le débat public actuel. Même les auteurs connus pour leur autorité sur la thématique de l’esclavage au Sahel et au Sahara divergent sur la provenance immédiate des Harratines : Qui sont-ils réellement ? D’où viennent-ils ? pourquoi les appelle-t-on HARATINES ? Camps, Ould Cheikh,Bonte, VillasanteCervello, Acloque. Je n’en citerai pas plus. Prenez chacune de ces solides références et vous en sortirez avec une diversité de points de vue. De leurs supposées origines éthiopiennes, au même titre que les Peulhs et les Toubous, l’argument est faiblement soutenu.
Ont-ils des liens avec les Bafours ? Peut-être que oui, peut être que non, les récits d’origine étant incertains, même au sujet des autres composantes ethniques en Mauritanie. Leur origine wolof, soninké ou Toucouleur tient-elle la route ? Pas évident, même si la piste de l’empire du Soudan (actuel Mali) a joué un rôle prépondérant. Seule certitude dans ce puzzle : les Haratines sont le produit d’une histoire bien plus complexe qu’on aurait tendance à sous-estimer. En vérité, peu de nos compatriotes sont au fait des péripéties sous-jacentes à la formation de la Mauritanie comme entité socio-politique.
Résumons : Depuis des millénaires, l’espace sahélo-saharien a vu cohabiter et s’affronter des peuples venus d’horizons divers. Alternant conflit et paix, soumission et résistance, attirance et éloignement, ils ont fini par donner naissance à une société où le métissage des cultures a pris une proportion importante, sur fond d’un héritage islamique devenu au fil du temps un socle.
On ne naît pas Esclave, on le devient
Simone de Beauvoir avait soutenu « qu’on ne nait pas femme, on le devient ». Chacun appréciera la formule à sa manière. Dans le cas des Haratines, qui n’ont jamais eu le plein contrôle de leur propre histoire, il y a un fait qui ne trompe pas : leur statut d’hommes libres, même acquis au terme d’un marronnage le plus souvent discret et de nombreuses contorsions juridiques, souffre d’un mal congénital. A quoi rime une liberté enchâssée sous les cales d’un navire rempli de préjugés et de représentations négatives ? C’est comme un soldat auquel on annonce la fin de la guerre, mais qui reste encore caché au fond des tranchées. Et le comble dans cette histoire, c’est quand nos élites intellectuelles et politiques contribuent à cette déformation de la réalité, notamment en faisant la part belle dans leurs discours et leurs campagnes de mobilisation à une sémantique contenant une charge très négative des concepts associés aux Haratines. Une simple recherche sur internet suffit au lecteur pour mesurer les proportions prises par l’image assez peu flatteuse que notre société attribue aux Haratines. Sans surprise, les mots clés sont : Esclaves, descendants d’esclaves, Abd. Or, ce qu’on ne dit pas, c’est que les Haratines ne sont pas tous descendants d’esclaves, sauf à vouloir redonner une nouvelle santé au fameux code noir qui a fixé à vie et de façon héréditaire le statut des esclaves déportés aux Etats Unis d’Amérique. Colbert et Louis XIV, qui furent les premiers à l’édicter dans les colonies françaises, doivent se retourner dans leurs tombes !
L’idée pour nous n’est pas d’anesthésier les esprits, en les privant d’empathie pour nos concitoyens victimes d’injustice, quelle que soit la couleur de leur peau. En revanche, il est temps de faire évoluer le discours sur les Haratines, dont le processus d’émancipation a certes été long et pénible, en lui ôtant le voile de la subjectivité politique qui l’entoure depuis des décennies. IL y a des nuances qu’il faut saisir lorsque nous traitons de cette lancinante question de l’esclavage en Mauritanie. C’est ce que j’essaie personnellement de faire depuis quelques années, en confrontant des hommes et des femmes âgés à leur propre histoire. Ceci relève de « l’analyse mémorielle », qui invoque la mémoire locale de ceux présentés comme héritiers d’une époque marquée par des pratiques esclavagistes.
En Assaba, au Guidimakha et jusque dans les environs de Kayes au Mali où j’ai encore quelques attaches familiales, mes recherches révèlent une part essentielle de l’histoire mal connue des Haratines. Nombreux sont parmi eux qui n’ont pas vécu dans leur chair la violence physique de l’asservissement, mais ont souffert de ses travers symboliques, notamment leur cantonnement dans des hiérarchies statutaires qui n’ont plus lieu d’être. Ils vous diront NOUS NE SOMMES PAS ESCALAVES quand bien même ils savent la rigidité de la société dans laquelle ils vivent.
Investir dans les futures générations
Les défis majeurs qu’il nous est donné aujourd’hui d’observer portent plusieurs noms : Communautarisme, repli identitaire, intolérance. Sur les réseaux sociaux, tout le monde a remarqué ces derniers temps l’emprise de la pensée subversive dans le débat portant sur le devenir de notre pays. Il est vrai que WatsApp et Facebook n’ont fait qu’introduire une dose de surchauffe dans des esprits déjà préparés à l’embrigadement. C’est une des spécificités des technologies disruptives, lorsqu’en face l’offre politique pour un horizon meilleur s’amenuise. Et que l’Elite intellectuelle tient les clés du goulag, dans un contexte où le cumul des inégalités socio-économiques provoque des frustrations. Voilà des mois que nous assistons à une banalisation sans précédent de formules chocs dans le débat national, mettant aux prises des extrémistes de tout bord.
Une radicalité jamais observée auparavant dans les positions par rapport à la thématique de l’esclavage. Ironie du sort : Les protagonistes de ce duel sont pourtant tous des citoyens libres ! Leur seul tort est de parler d’une époque dont ils ne sont en rien responsables. Le risque, comme on a pu le constater dans les messages diffusés à grand renfort, est de buter sur une double impasse : Radicalisation des positions et méfiance réciproque.
On se pose finalement la question de savoir qui est Descendants d’esclaves et qui est descendants de Maitres d’esclaves ? Parce qu’au fond, il n’existe pas de critères objectifs pour affirmer que tous les Haratines proviennent d’esclaves et tous les Bidhanes leurs Maitres. Je ne m’appesantirai même pas sur la problématique de l’identité qui rend plus ardu le sujet, tant le poids des dépendances par rapport aux groupes et individus influents a profondément marqué la société mauritanienne dans son ensemble.
De grâce, tournons les pages sombres de notre histoire commune et préparons ensemble l’avenir de notre pays. Tenons aux nouvelles générations un langage de vérité qui fasse distinction entre ce qui fut et ce qui est devenu. Notre problème majeur, c’est que nous avons omis de faire comprendre à chaque mauritanien que l’esclavage fait partie de notre héritage commun. Blancs et noirs, dans ce pays à la culture si métissée, n’y ont pas échappé. Aucun citoyen, quelle que soit la place qu’il occupe à l’échelle de notre société, ne devrait souffrir du martyre de l’indignation. Ce territoire est le fruit d’une longue et riche histoire construite autant par des autochtones que par des peuples venus d’ailleurs.
Il me semble crucial, alors que notre pays se prépare à vivre une nouvelle expérience politique avec le scrutin présidentiel du 22 juin prochain, d’aborder les grands sujets qui divisent encore notre société sous de nouvelles perspectives. J’ai déjà expliqué au cours de mes récentes apparitions médiatiques l’intérêt de reconsidérer nos politiques publiques dans les Adwabas, qui sont devenus des terreaux favorables à la transmission intergénérationnelle de la pauvreté.Les Haratines qui vivent dans ces zones rurales ont d’autres préoccupations que celles véhiculées par les politiques et les activistes des droits de l’homme. Leur seule inquiétude, c’est de devoir transmettre à leurs enfants les stigmates hérités d’une époque aujourd’hui révolue. Que l’on regarde notre histoire en face n’est pas une mauvaise chose en soi ; sa manipulation à des fins politiques l’est sûrement.
Plus globalement, l’enjeu est de créer les conditions d’une redistribution équitable des richesses nationales, en ayant à l’esprit que les oubliés de la croissance économique se trouvent chez toutes les composantes de notre société. Les disparités ne connaissent pas de couleur de peau. Libérons nos mentalités du poids des blessures du passé. Voyons l’avenir avec espoir, détermination et une foi inébranlable qu’un jour, tous les enfants de ce pays se définiront non pas par leurs origines ethniques et raciales, mais par leur appartenance à une nation si généreuse et fière de sa diversité. C’est le pari que nous devons faire pour les futures générations.
*Taleb Ould Sid’ Ahmed Mbareck, PHD, est spécialiste en Développement durable et communication pour le développement. Il est diplômé des universités française, tunisienne et ivoirienne. Il a travaillé pendant une dizaine d’années pour la Banque mondiale. Il est actuellement Conseiller pour la Banque maghrébine d’investissement et de Commerce Extérieur, basé en Tunisie. Taleb Ould Sid Ahmed Mbareck est aussi Président d’une Association de développement local.
C’est une chose qui me trouble
Un article pas mal mais le fait de dire que la disparité ne connait pas de couleur ni de race est une contre vérité