Dans texte ci-dessous, Taleb*revient sur son enfance à Loudey, petit village a une quinzaine de kilomètres de Kankossa dans l’Assaba, région dans l’est de la Mauritanie. Loudeye, village natale de sa mère et espace de liberté…lire l’intégralité du texte…
Nul autre que lui ne pouvait aussi passionnément parler des adwabas (singulier Débaï). « C’est comme le sein qui donne du lait au nourrisson » me disait-il. Le débaï, c’est la liberté retrouvée après l’avoir perdue. Il me disait que lorsqu’un homme voulait sentir l’air de la liberté, il allait faire du « mdowbi », qui signifiait le fait de s’établir sur une terre fertile, ultime chance d’y mourir avec un peu de dignité dans le ventre.
Il s’appelait Mohamed Yahya, mais tout le monde l’appelait « El Hor » car lui et sa grande sœur, notre grand-mère Khdeïja, étaient nés libres. Tous les deux ne sont plus de ce monde, depuis plus d’une décennie. C’est tout récemment, recueillant le récit de leur histoire que j’ai appris comment leur mère, Mbarka, avait sacrifié sa propre liberté pour que sa progéniture ne baisse jamais la tête devant le commun des mortels.
Enfants, mes parents nous avaient habitués mes frères et moi au rituel d’un séjour au débaï tous les deux hivernages, sitôt que l’école avait fermé ses portes. Nous vivions alors entre Gouraye et Bakel, sur les berges du fleuve Sénégal où mon père travaillait comme Docker.
J’ignorais alors la symbolique dont l’instruction, l’école moderne en particulier, était porteuse tout au long de mon parcours.
Dès le mois de juin, l’odeur humide des terres de Loudèye, le hameau de naissance de ma mère, nous caressait déjà le nez. Quelle joie de retrouver dans quelques semaines les bandes de copains et copines. A leurs yeux, nous étions des privilégiés, parce que nous étions instruits et savions parler « varançia », la langue des français. Je revois encore ma mère, les yeux pleins de joie, quand les paysans m’apportaient des lettres à déchiffrer. Parfois, ce sont mêmes des bouts de notices médicales que je devais expliquer. Avant mes frères et moi, personne d’autre dans ce milieu n’avait mis les pieds dans une salle de classe. J’ignorais alors la symbolique dont l’instruction, l’école moderne en particulier, était porteuse tout au long de mon parcours.
Au fil des années, j’ai établi une relation fusionnelle avec les adwabas. J’y ai appris le respect des anciens et la soumission du corps aux pénibles travaux de champ. C’est également là-bas où j’ai vu préparer les adolescents, pendant les cérémonies du dermize , à leurs futures fonctions sociales : Bravoure, honneur et engagement.
Mon corps à moi était si frêle qu’un léger frémissement du vent pouvait secouer.
Mais il fallait faire preuve d’endurance, si l’on ne voulait pas être objet de moqueries.
Au coucher du soleil, animaux, humains et nature ne faisaient plus qu’un. L’endroit idéal pour faire éclore l’imagination d’un peintre attiré par les fresques romanesques. Aux beuglements des vaches répondaient béguètements des chèvres, très vite étouffés par le braiement des ânes. Même la grisaille du crépuscule n’y pouvait rien : Ce soir, après la pluie, sur la place publique qu’on appelait « Djingreu », aucune excuse pour ne pas répondre à l’appel de la flute et du tbaal.
je me rongeais le cœur, pour tous les sacrifices que cette brave femme fit de son vivant
Passé le temps de l’insouciance de mon enfance, j’ai aujourd’hui comme un sentiment de profond dépit, d’amertume et surtout de culpabilité. De longues études prolongées par une partie de ma carrière à l’étranger m’ont empêché de retourner plus souvent à Loudeye.
En 2004, j’y étais revenu pour une si brève visite à ma grand-mère qui s’apprêtait à rendre son dernier souffle.
A peine m’avait-elle reconnu, tant son corps et son âme livraient le combat de leur fin. Dans le véhicule qui me ramenait à Nouakchott, je me rongeais le cœur, pour tous les sacrifices que cette brave femme fit de son vivant. Au cours de l’hivernage 2016, j’entrepris un retour aux sources, comme pour absoudre les péchés d’une longue absence.
Quelle ne fut ma surprise lorsque je découvris que l’ancien hameau qui se mirait dans les eaux de l’Oued ahelcheïhib a fait les frais des changements climatiques survenus brusquement ces dernières années.
Mes retours à Loudeye sont maintenant plus fréquents et je redécouvre, avec une insatiable curiosité, l’art d’écouter parler les gardiens des trésors immatériels.
L’oued a débordé de son lit habituel et menaçait d’emporter le village à cases érigées depuis des lustres. Construite au début des années 80, l’unique école de 4 salles, dont 2 hors d’usage, est dans un piteux état. Plus de 250 petits écoliers, les yeux hagards devant les visiteurs, font du coude à coude pour écouter mes conseils. Je mesure la chance que j’ai eue, avant eux, quand l’école avait encore la magie de réaliser le rêve d’un petit bonhomme, parti avec ses parents il y a bien longtemps.
Mes retours à Loudeye sont maintenant plus fréquents et je redécouvre, avec une insatiable curiosité, l’art d’écouter parler les gardiens des trésors immatériels. Parmi les notables encore en vie, Mahmoud, véritable bibliothèque orale, qui me fait le récit de ces adwabas aux multiples apports culturels venus d’autres contrées. Ainsi, il m’indiqua que « débaye » aurait pour origine Débè, signifiant « village » chez les Soninkés. De Kiffa jusqu’ Aité et Kayes, les échanges économiques et flux migratoires entre l’Assaba et le Mali furent d’une telle intensité tout au long des siècles passés que la langue, la musique et même l’architecture en ont hérité de l’influence.
Vient de paraitre : « Banque mondiale, Etat et société en Afrique» (Taleb Sid Ahmed-Mbareck)
Au fonds de moi, je dois avouer que la perte de ma mère en 2012 m’a convaincue d’une chose : l’attachement viscéral à mes racines paysannes et rurales est resté intact. Peut-être seulement a-t-il été inhibé le temps d’une pérégrination. Il m’a juste suffi d’arpenter les dunes de Kankossa et dévaler vers l’oued pour me rendre à l’évidence : Un tronc d’arbre ne sera jamais un crocodile dans un marigot. J’aurais pu faire le tour du monde, sans jamais perdre l’âme du « mdowbi » dont parlait mon défunt oncle El Hor.
Taleb Ould Sid’Ahmed
*Taleb Ould Sid’Ahmed est conseiller à la Banque maghrebine pour les investissement et le commerce (BMICE). Il a été, pendant une dizaine d’années « chargé de communication senior au bureau de la Banque mondiale à Nouakchott et Abidjan. » Il est titulaire d’un doctorat en développement international de l’Université Grenoble III-Stendhal et d’un master en journalisme et sciences de l’information obtenu en Tunisie. Il possède également un master en développement durable et en éthique économique du Centre de Recherche et d’Action pour la Paix (CERAP) à Abidjan.»