Il faut trier. Faire le tri, c’est quelquefois efficace. Parfois, c’est un peu compliqué. Ça se complique davantage, lorsque la boite à outils n’enferme pas autant de bidules nécessaires et utiles à la chose. A la chose, je veux dire, l’objet-œuvre à constituer ou reconstituer, pour être à peu près dans les limites de l’à propos. C’est facile pour monter une armoire, qu’on vient d’acquérir auprès d’un revendeur, quand on dispose à la fois de toutes les pièces de l’armoire, de tout l’outillage nécessaire et d’un menuisier, artisan assembleur. C’est dire, en somme, que pour remettre une armoire dans son état d’armoire, digne et légitime, il faut la conjugaison des trois éléments : Les outils, les pièces de l’armoire et le menuisier. Il va sans dire que les outils doivent pouvoir, nécessairement, remplir la mission qui est la leur, sans aucun à peu près. Les pièces, tout autant, n’est-ce pas, doivent jouer pleinement leur rôle de pièces constituantes du puzzle armoire. Tout comme le menuisier doit prouver son expertise par la dextérité de sa main.
Nous venons, un peu chaque jour, dans ce café, chacun avec sa petite chose. Son œuvre. On fait un peu le menuisier, le temps d’un café. Mais alors est-ce qu’on ne s’essaie pas, dans tous les instants de la vie, à se faire menuisier. Et que chacun, en dehors du café, dans son boulot, par exemple, autour d’une discussion, sur les réseaux sociaux, dans son journal, ici et partout ailleurs, s’essaie le menuisier d’une œuvre.
Aujourd’hui encore, les discussions s’annoncent houleuses. C’est la tradition du café. Des débats où se mêle information partielle et impression subjective. Chacun y va de sa mallette à outils. Chacun tente de dresser son armoire. Mais à chaque fois, nous quittons le lieu avec des armoires jamais finies. Des bouts d’armoires, même si assemblés par le plus habile des menuisiers, ils demeurent, immanquablement – ou manquablement que sais-je encore- des fragments sans noms, et de toute évidence sans fonctions. Et Demain et le demain d’après encore des armoires inabouties. Et demain encore traineront, quelque part, dans les airs de ce café, des pièces éparses et disparates et en doubles, pour certaines. Et davantage d’outils qui retourneraient dans leurs repaires de mallettes, dans l’attente de la prochaine palabre. Et des menuisiers ratés, qui tenteraient la chance d’une performance ailleurs.
C’est un peu ça notre Nouakchott, à nous. Puisque d’autres, dans d’autres cafés, et en d’autres lieux, ont aussi leur Nouakchott, à eux.
Hatem croit que nous perdons trop de temps beaucoup de temps. Et même avec nos armoires inachevées, nos œuvres inabouties, il ne cesse de nous convier à rejoindre les réseaux sociaux, facebook surtout où il est suivi par des dizaines de milliers. Chaque matin ou presque, il clôt le débat sur cette note, une invite à la célébrité.
Il n’y a pas de raison que tu t’indignes des réseaux sociaux et des blogueurs, qui y font et défont la notoriété des hommes, me lance-t-il. Les réseaux sociaux n’ont rien fait de nous qui n’était pas en nous. Ils ont servi juste de cadre d’expression pour ce qui est en nous de plus cher, de plus vrai, de plus nous. N’oublie pas que nous avons toujours bien vécu avec l’oralité. Les réseaux sociaux sont le petit enfant de ce que nous sommes vraiment. L’enfant de notre tradition orale. Qu’ils soient de nobles ou de viles engeances, ils sont nous. Notre oralité était le facebook, avant le facebook ; le whatsapp avant le whatsapp, le tweeter avant le tweeter.
Qu’est-ce que tu crois ? Que nous y sommes pour leur modernité ! Eh ben, tu te trompes. Nous y sommes parce que nous y étions. ¨Parce qu’ils étaient en nous. Tu n’a pas besoin de trop réfléchir. Inutile que tu écarquilles les yeux et que tu cilles, en me regardant comme pour me dire que j’exagère et que les réseaux sociaux sont l’Internet et que l’Internet c’est le progrès du XXIème siècle. Soit ! Tu pourrais y ajouter que le progrès est synonyme d’archaïsme et d’arriération. Tu peux le dire qu’est-ce qui t’en empêche ?
Ils ont tout de l’oralité. Sa légèreté, son évanescence, sa rapidité, son incertitude et son insaisissabilité. Et notre poésie orale, souviens-toi, tu ne vois pas comment elle revient, en déferlante à travers whatsapp, facebook et tweeter. Un tweet, quel beau quatrain à travers un tweet ! J’aurais dû te le dire, l’instant précédent, lorsque je te racontais d’une manière laborieuse et surfaite les fois où j’étais tombé quelque part ou une partie de moi s’était désagrégée çà-et-là. J’aurais pu utiliser un tweet, tout simplement un tweet, en reprenant le poète, sans parodie, ni pastiche, puisqu’il n’y a rien à rajouter à son poème. Ça fait l’affaire. La mienne et bien d’autres affaires à d’autres, dans une posture comparable à la mienne ou presque. Je l’aurais tweeté séance tenante :
Aicha a chu
Du haut du dos de son âne
Elle a chu
Sur la paille.
Tu imaginerais le nombre de j’aime et de cœurs j’adore que j’aurais pu récolter ? Et surtout le partage et le repartage, en boucles interminables. Autant de fois que serait redit ce quatrain, autant de fois sera rappelé ma chute.
Tu imaginerais le nombre de variations sarcastiques qu’allaient se donner à cœur joie les blogueurs ? Il s’appelle Aîcha, finalement, lancerait un blogueur du premier degré. Voyons qui serait l’âne dans cette affaire tombante. Et la paille ? L’hôtel Azalai ou l’avenue Nacer ? Autant de commentaires, autant de rebondissements, à n’en pas finir. Tu ne peux pas me dire que ça n’est pas nous, ça !
Après tu pourrais questionner le bien-fondé de la légitimité du blogueur. Est-ce que la légitimité est tributaire d’un ordre moral. C’est une question de pertinence. Mais, ici, c’est l’influence, qui compte.
Jamais personne ne soucierait d’une œuvre merveilleusement parachevée, ou honteusement inachevée. C’est le monde des fragments, des bouts de quelque chose. La légitimité dans ce monde se crée par de petits morceaux d’impertinence.
- Alamana