En Juillet 1975, les premiers quotidiens de Mauritanie, Chaab, dont l’édition française portera, 15 ans plus tard, le titre « Horizons » voient le jour, marquant une date historique pour la presse écrite et le début d’une aventure d’un demi-siècle d’évolution en dents de scie où l’empreinte du talent de leur fondateur Mohamed Yehdhih Ould Agheb a exercé une influence considérable sur tous ceux qui l’ont côtoyé, de près ou de loin, dans les années de fondation.
Les souvenirs de cette période intense restent gravés dans la mémoire de nombreux journalistes qu’il a encadrés et conduits, dans les épreuves des premières années, à se qualifier pour mener les reportages, entreprendre les enquêtes et respecter les normes déontologiques, eux qui n’étaient que des amateurs fraichement recrus et ne disposant d’aucune expérience du métier de la presse.
Il nous a appris à avoir le courage de révéler ce que certains s’efforcent de cacher, de mettre en pleine lumière les tares de la société et les comportements déviants, d’attirer les regards sur ce qu’il peut être difficile de percevoir, d’être à l’écoute de ceux qui n’ont pas les moyens de se faire entendre, en créant des rubriques comme « Houmou Ennas » (préoccupations du public).
Chaque fois qu’une administration se rebiffe contre les propos d’un journaliste, nous le retrouverons protecteur, assurant pleinement son rôle de Directeur des publications, d’une fermeté sans égale face à nos détracteurs, animé de ses convictions profondes qui lui dictent de forger une place qui sied à la presse écrite. Son talent, ses qualités intrinsèques de journaliste professionnel, son engagement pour ce métier et sa modestie ont fait le reste de l’œuvre qu’il a accomplie sans fard.
Lorsque l’un de nos collègues a pris le risque de publier un article piquant qui dénonce des gabegies dans le traitement du personnel, en ces périodes de vaches maigres pour les salariés, une grande entreprise publique a versé sur nos journaux son courroux au point de porter plainte au Tribunal de Nouakchott. Face à son invitation par le juge à venir s’expliquer, il réagit d’abord dans l’édition du lendemain par un éditorial fracassant et qui reste historique (voir le texte ci-dessous). Le dénouement heureux de cet événement a été pour nous un stimulant, voire plus… Par ce geste, il nous apprenait le chemin à suivre, les sacrifices qu’il faut consentir pour réussir notre métier. Non pour se dérober ou faiblir.
Comportements téméraires
Depuis lors, tout le parcours de ce demi-siècle fut émaillé de ces comportements téméraires et valorisants pour le journaliste avec de nombreuses rubriques comme par exemple « Hemsa » (chuchotement) d’Ahmed Moustapha, du « Clin d’œil » de M’Barek Beyrouk, de « A plumes rompues » d’Abdallahi Sbai, « Le point du jour » d’Isselmou Mohamed ou le « Dossier international » de DjigoYerol. D’autres nombreuses tribunes souvent critiques ou en tout cas peu complaisantes, telles que « Jouheytou », « Billet », « A propos de », « A travers la ville », «Echos du Commissariat » et « Echos du tribunal », etc. donnaient l’occasion à l’ensemble de l’équipe rédactionnelle de se relayer quotidiennement pour les produire et assurer sans faille leur régularité.
Cette passion a continué à nous marquer même dans les pires moments de déclin quand nous avons réussi le miracle d’organiser en 1983 dans les colonnes de Chaab un débat libre, inclusif et de portée nationale autour des thèmes du poème d’Ahmadou Ould Abdel Kader (Essevina) qui comparait la situation du pays et de la société mauritanienne à un vaisseau qui chavire en ces années de plomb pour la liberté de presse et d’opinion. Aucun autre média public de la presse ne s’est aventuré sur ce chemin périlleux qui a marqué le courage et la détermination de chacun de nous pour faire valoir notre pouvoir. Les exigences de notre métier, notre liberté d’informer.
D’une personnalité forte, très attaché au succès et à la régularité de l’édition de ces quotidiens malgré les embûches de toutes sortes qui ont jalonné sa route et marqué ses efforts pour forger une entreprise de presse naissante, dans des conditions pas tout à fait idéales, il a réussi à donner à Chaab une identité qui a marqué de nombreuses équipes formées sur le tas, instaurer tous les genres (reportages, enquêtes, éditorial, articles, billet, chronique et interviews, etc.) enrichissant le contenu.
Il a surtout réussi l’impossible. Habituer le public et les décideurs à ces nouveaux intrus que sont les quotidiens Chaab et Horizons.
Avec patience, générosité d’âme et compétence, Il est parvenu à son but ultime, celui instaurer au sein des rédactions un travail d’équipe, davantage de disciple, d’efforts laborieux et même d’acharnement en vue d’une émulation saine. Loin de l’esprit au penchant trop matériel et de recherche d’avantages indus.
Nos journaux et nos journalistes lui doivent tout ce qui constituent aujourd’hui leur existence, 50 ans après leur naissance, de pratiques professionnelles, d’expériences accumulées dans le tumulte des événements, de capacité à s’adapter rapidement aux changements brutales qui s’opèrent, de temps à autre, au niveau des médias nationaux, du contexte national souvent pesant pour la presse et à l’évolution prodigieuse des technologies de l’information et de la communication qui ne laisse plus à l’écart aucun média qui se respecte.
Une vingtaine de directeurs
Dans cette longue trajectoire, près d’une vingtaine de Directeurs Généraux lui ont succédé à la tête des quotidiens Chaab et Horizons, chacun a fait ce qu’il peut, marqué son passage à sa manière mais sans jamais égaler l’ambition qu’il portait pour l’exercice de ce métier, ni la passion qu’il mettait pour que ces publications prennent l’allure qu’il faut et s’imposer dans le contexte médiatique national marqué à l’époque par les balbutiements d’un secteur qui cherche à peine à sortir de l’ornière et manquant terriblement de combattants aguerris.
Par contre, Mohamed Fall Oumeir va laisser une trace indélébile lors de son passage éphémère en 2020, 2021 et 2022, en imprimant un élan de refondation des journaux Chaab et Horizons avec une plus grande ouverture, l’implication de personnalités et de plumes de renommée, le lancement de nouvelles éditions (Magazines en Arabe et en Français, imprimés en quadrichromie), véritables suppléments mensuels des quotidiens qui continuent plus que jamais à paraitre régulièrement après son départ et de garder une vocation de publication traitant des thèmes thématiques. Ses éditoriaux sont d’un autre gabarit, grâce à la qualité de l’écriture, la fermeté des idées, la profondeur des messages mis en relief et de la pertinence des observations qui les émaillent çà et là, ne laissant jamais le lecteur indifférent. Il me révéla, un jour, qu’il avait l’intention, après l’expérience concluante des Magazines, de procéder à la filialisation de ces mensuels et les transformer en revues d’analyse et de réflexion qui proposent des pistes alternatives en fonction de l’actualité, tout en associant les milieux universitaires et les chercheurs.
Sa doctrine journalistique faite d’exigence envers lui-même, sa capacité d’imagination hors norme, sa rigueur, son éthique bâtie sur des valeurs telles que l’honnêteté, la responsabilité, la modestie, le respect des journalistes et des hommes de culture, tous ces éléments expliquent les efforts tenaces qu’il a fournis, en si peu de temps, et qui ont abouti au déclenchement heureux du processus d’élaboration et de mise en œuvre des nouveaux statuts exceptionnellement motivants du personnel de l’AMI. Une première, tout au long de ce demi-siècle d’existence de Chaab et d’Horizons. Ce mérite lui revient particulièrement.
Au total, 7 Directeurs Généraux parmi nos dirigeants sont décédés (Mohamed Yehdhih Agueb, Mohamed Babetta, Mohamed Fadel Dah, Habiboullah Abdou, Mohamed Hamadi, Yarba Sghair et Mohamed Fall Oumeir). L’obligation morale et civique exige de nous de se les rappeler en ce 50ème anniversaire des journaux Chaab et Horizons, de les honorer en vue de valoriser leurs apports, préserver et transmettre aux plus jeunes les valeurs qu’ils ont incarnées en contribution à la pérennité des journaux Chaab et Horizons. Nous leur restons reconnaissants pour leur mérite, individuel et collectif.
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Encadré
Au four …
En ces jours de mémoire, Il est impossible d’oublier Dembélé Souleimane, l’un des principaux clavistes qui nous ont accompagné dans les épreuves des premières années de publication des quotidiens mais qui nous a quitté avec regret dans la fleur de l’âge.
Nous restons très attachés à ses souvenirs des nuits blanches que nous impose ces conditions de travail pénibles. Notre seul confort moral résidait en ses qualités humaines qui nous permettent de résister quand l’exténuation et le sommeil nous guettent.
Généralement calme, hautement qualifié et endurant, il nous appelle, quelques heures après lui avoir remis les matières au « four », cet atelier où se réalise la composition des journaux sur fond de plomb fondu instantanément et dégageant une odeur pesante, créant une atmosphère de chaleur insupportable, pour commencer le montage des pages dont les gabarits sont établis sur un long marbre en fer de 10 sur 6 mètres qui nous impose de rester pratiquement débout tout au long du processus de fabrication. Vous imaginez donc pourquoi il l’appelle sans détour par ce qualificatif réprobateur de « Four ». Vous imaginez également les conditions difficiles dans lesquelles s’exerçaient ce métier pour des équipes fraiches de jeunes, peu préparés à ce genre d’emploi.
Il va falloir attendre 1984 pour entrevoir des possibilités d’évolution et de modernisation de l’outil technique de production des journaux avec l’acquisition de nouvelles machines, les CR électroniques, pour la saisie des journaux et, plus tard, l’édition à travers le QuarkPress, logiciel de publication assisté par un ordinateur, original, puissant et performant. Depuis lors, les journalistes sont à l’abri des conditions de travail d’un autre âge.
Yahfdhou Ould Zein
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Texte en Annexe
Article « Chaab en procès en Avril prochain »
(C’était en 1976)
Incroyable mais vrai ! La nouvelle a profondément remué notre salle de rédaction. Parce qu’elle constituait « une grosse ficelle » que notre homme de la rue a tellement parlé des perspectives prometteuses en rebondissement d’un procès CHAAB sans vraiment nous faire croire qu’il en serait ainsi, qu’après la tentative faite en Juillet 1975 par une brave citoyenne, qui s’est reconnue d’un de nos articles sous le sobriquet de « Jenna » (le paradis) de nous traduire en justice, c’est un établissement public qui nous intente un procès, mais la rumeur est devenue réalité, c’est à nos lecteurs d’avoir la primeur de l’annonce de l’événement. Il aura lieu d’après la citation à comparaitre par le procureur le 5 Avril à 8h30.
Dans la convocation qui nous a été notifiée hier nous sommes prévenus « d’avoir à Nouakchott, en tout cas depuis tant non inscrit, publié dans le N° 451 du 17 Décembre 1976 dudit journal, des nouvelles fausses, mensongèrement attribuées à la Société Industrielle et Minière et à son personnel dirigeant, portant atteinte à leur honneur et à leur considération ». L’acte d’accusation est grave s’il était fondé. De quoi s’agit – il ?
Après une décision révolutionnaire des plus hautes autorités de l’Etat, le 18 Décembre 1975, d’instituer un plus grand contrôle sur les sociétés d’Etat afin d’harmoniser les salaires et le mode de recrutement du personnel de ces sociétés, le journal conformément à sa mission a largement commenté ces décisions.
Ainsi, il écrivait un billait en page 2 de nos éditions du 17 Décembre 1976 sous le titre des «mesures opportunes » : Les employés de ces sociétés et des responsables ne pensent qu’à tirer le profit de la situation avantageuse que leur offre ces entreprises : salaires, avantages divers, voitures, logements, etc. et tout le monde cherche maintenant à travailler dans ces sociétés pour ne pas « louper » ce paradis terrestre », surtout qu’ils ne sont pas sûrs du « paradis céleste ». Et l’auteur de conclure « La pagaille va cesser grâce aux dernières mesures de la Direction nationale. L’ordre va se substituer sans doute au désordre ».
Ces lignes ont, parait-il, profondément choqué dans certains milieux nouakchottois, inquiets pour certains de leurs privilèges que cette décision des hautes autorités de l’Etat ne manque pas de remettre en cause.
A Chaab, on s’est dit tant mieux, pourvu que le message soit compris à sa juste portée. L’affaire était pour nous classée parmi tant d’autres qu’une information quotidienne engagée sans concession au service des idéaux de la Nation ne manquait de soulever auprès de ceux qui ne veulent pas rompre avec les mentalités du passé et contre lesquelles on s’est engagé à livrer combat, même si cela remettait en cause des intérêts ou des groupes d’intérêts.
Cet établissement public n’a pas renoncé à contraindre à nous renier pour avoir compris et applaudi une décision de notre direction nationale. Elle a même entrepris certaines démarches auprès de notre tutelle et même certaines politiques pour obtenir satisfaction à sa requête.
On n’a jamais cependant pris au sérieux la menace d’un procès public. Mais, le 18 Décembre, très exactement à 14h30 nous parvenait en urgence une lettre annonçant que «cet article a produit un choc très profond » sur le personnel avant de nous demander de publier un démenti excluant cet établissement des sociétés d’Etat auxquelles l’article reproche de gaspiller les deniers publics. Dans le cas contraire, disait le Directeur Général, « je serais obligé de défendre l’image de marque de notre société ». (Sic)
La menace était claire, mais ne nous a pas émue outre mesure. C’est que le 20 Décembre, nous lui faisons savoir par lettre N° 387/SNPE/76 que notre intention n’était pas de nuire à leur personnel, mais qu’au nom de la morale professionnelle de l’auteur et du sérieux du journal Chaab, nous ne pouvons donner suite favorable à sa requête ». Nous lui indiquons que le billet incriminé « même s’il a généralisé en parlant des sociétés d’Etat a tout de même singularisé le jugement en s’adressant unanimement à « certains responsables ».
Le procès est donc là. Nous nous y rendrons pour défendre un principe et un droit. Le principe, c’est que toujours les décisions de la Direction nationale doivent être vulgarisées pour rendre leur application conforme ; le droit, c’est celui de faire fi des considérations de personnes, d’intérêts égoïstes pour servir tout le peuple. Sans acrimonie particulière à l’égard de quiconque.
D’ailleurs, dans les jours qui suivent nous reviendrons sur tout le dossier de ce procès imminent et notamment sur les éléments de nature à éclairer nos lecteurs. Nous leur devons toute la vérité.
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