Tribune : EN ATTENDANT QUE LE BROUILLARD SE DISSIPE

En attendant que les repères du nouveau paysage politique apparaissent et que les forces en présence s’en aperçoivent et en tirent les conséquences, entrons dans le débat autour des défis que notre pays doit relever pour préserver son existence. Et, abstraction faite de leur ordre d’importance, essayons d’en analyser les principaux, à savoir ceux inhérents au fondement de l’État, à l’Environnement et à la sécurité alimentaire, à la persistance des séquelles de l’esclavage, aux difficultés d’une juste gestion de la pluralité et à l’extrémisme violent, indissociable du commerce de la mort.

Les défis inhérents au fondement de l’État

Les défis inhérents au fondement et à l’organisation de l’État pourraient se résumer dans l’extrême difficulté de se débarrasser de l’héritage colonial jacobin, d’éviter la perpétuation du régime militaire et de mettre fin à la confessionnalisation rampante de l’État.

L’héritage jacobin ou la centralisation excessive des pouvoirs a entraîné la paralysie de notre jeune État. C’est une réalité qui passe inaperçue pour nous qui n’arrivons pas encore à intérioriser l’État comme un phénomène endogène duquel les ensembles locaux peuvent exiger une implication dans l’exercice des prérogatives de puissance publique.

L’influence de cet héritage est d’autant plus grave que l’État vit une contradiction existentielle qu’il  arrivera difficilement à résoudre avant que sa genèse ne soit achevée. Comme la plupart des États greffés, le nôtre est en pleine formation après avoir été érigé sur les ruines d’entités elles-mêmes inachevées, qui ont rarement été unies sous le même toit institutionnel ou identitaire.

Il s’agit comme partout en Afrique, de tribus, d’émirats et de vestiges de minuscules sultanats mal éteints. Il est donc légitime d’invoquer la nécessité de prise tenir compte de la délicatesse de ce contexte et de la primauté de la consolidation de l’État, mais un tel plaidoyer ne devrait guère justifier la centralisation à outrance, adoptée par les différents régimes ont adoptée jusqu’ici au nom du salut public.

Si le centralisme se justifiait à un moment donné, il commence néanmoins à perturber le jeu de miroir qui aurait permis à tout citoyen, quel que soit son rang, son ethnie, sa région et son extraction sociale de se voir d’une manière ou d’une autre.

Les élites gouvernantes ont mal perçu cette nécessité ou n’ont pas su en tenir compte dans la construction de l’État, les quelques tentatives de décentralisation n’ayant servi en réalité qu’à faire avaler la tyrannie. Les gouvernants se sont avérés incapables de concevoir une forme de décentralisation et de la mettre en œuvre au service du second impératif de consolidation de l’État.

Le mode de gouvernance a fini, surtout depuis l’avènement du néolibéralisme, par se personnaliser au lieu de s’accommoder d’un contrôle citoyen minimal, susceptible de garantir une répartition tant soit peu équitable des opportunités publiques. L’État n’arrive pas à échapper aux résultats négatifs de sa propre centralité qui a pour effets, entre autres, sa mise au service presque exclusif d’entités réduites allant jusqu’à un nombre limité de familles. La porte est alors largement ouverte à de nouvelles formes de putschs qui finissent par revêtir le caractère de hold-up pour disposer en exclusivité de la rente du pouvoir et par voie de conséquence, à aggraver les déséquilibres et les conflits sociaux.

Dans le contexte conflictuel engendré par cette privatisation de l’État, les dirigeants font recours au vernissage démocratique de leur système pour en voiler les défauts. Ils ne savent pas ou ils oublient que la démocratie libérale, résultant d’une fermentation des idées et des luttes durant des siècles, corollaire d’immenses sacrifices des peuples, ne peut tomber du ciel sur des populations vivant presque à l’âge de la pierre taillée.

La démocratisation est un défi revêtant une dimension d’autant plus dramatique que nous ne pouvons ni assimiler le sens et les exigences de la démocratie ni vivre sans elle. Pour résoudre cette contradiction, on nous a proposé une démocratie clonée achoppant sur une décentralisation et un pluralisme formels pour nous faire subir les effets négatifs de la démocratie sans que nous puissions bénéficier de ses bienfaits incontestables.

Pouvons-nous espérer pouvoir résoudre cette contradiction ou serons-nous fatalement confrontés au défi de lui trouver une solution ? La question ne semble pas nous embarrasser grâce au malin plaisir que nous avons à nous laisser nous tromper pour donner l’impression d’avoir les mêmes convictions et les mêmes aptitudes que le monde civilisé.

Nous avons fait voter une constitution et mis en place des collectivités locales, un parlement, des partis politiques, mais la décentralisation a échoué, tandis que le Parlement agit dans sa majorité comme une assemblée de griots chantant l’épopée d’un l’Exécutif omnipotent et les abus d’autorité et de gouvernance font légion. Les institutions sont donc aussi chères qu’inutiles et servent uniquement de vernis dissimulant mal la réalité d’un pouvoir autocratique.

Il en résulte que les équipes successives tant civiles que militaires ont été jusqu’ici incapables de conduire à terme le projet d’État dont la genèse peut s’interrompre à tout moment en laissant aux entités pré-coloniales le loisir de prendre leur revanche sur une modernité factice.

Nous observons depuis quelques années ce qui se passe au Mali en oubliant que ce dernier a une profondeur historique bien plus riche que celle de notre pays et que nous pouvons facilement en subir le sort si des solutions ne sont pas envisagées pour nous mettre hors de la zone des tempêtes dans laquelle nous nous trouvons en dépit des apparences. Les deux pays sont héritiers d’une tradition jacobine à l’instar des autres États postcoloniaux francophones dépourvus d’imagination et incapables d’entamer une réelle décentralisation. Une incapacité qui a pour conséquence d’ouvrir la porte à des mouvements potentiellement séparatistes pour déclarer insuffisantes et inopérantes les réformes de décentralisation déjà opérées par rapport au besoin d’expression des identités culturelles spécifiques des régions périphériques.

Comme le Mali, la Mauritanie a des zones dont les populations peuvent avoir le sentiment d’être laissées pour compte et exclues du partage de la rente du pouvoir qui n’arrive pas à éradiquer la gabegie, le népotisme et à éviter le mariage entre la politique et l’argent. Il existe au Mali et en Mauritanie, une forte présomption de vase communiquant entre les réseaux terroristes, ceux de l’économie criminelle et les principaux centres de décision.

Le défi de la persistance du régime militaire ou le mythe de Sisyphe

Le régime militaire s’est installé en Mauritanie alors qu’elle était subjuguée par une guerre fratricide au milieu d’une décade de sécheresse. La première équipe d’officiers avait raison de vouloir obvier à l’éclatement du pays et à la disparition d’un Etat encore fragile. Mais les choses ne dépendaient pas de la seule volonté de ces officiers auxquels il faut rendre hommage et qui ne pouvaient échapper à la loi inexorable d’un régime militaire qui s’installe toujours au pouvoir lorsque l’État paraît fondamentalement menacé, pour déclencher au même moment une dynamique qui aggrave cette menace.

Chaque coup d’État en appelle un autre, déstabilise davantage le  pays et affaiblit l’Armée en éliminant, sauf exception rarissime, une partie de son élite. C’est, chaque fois, un éternel recommencement de l’Histoire, une nouvelle vision de l’État et de la société, une tribu qui monte au créneau pour régler des comptes à d’autres, de nouveaux hommes d’affaires émergeant du néant, une idole et une nouvelle religion politique de plus.

Le défi de mettre fin à ce contexte kaléidoscopique se traduit par un impératif de sécurité immédiate, focalisé sur le renouvellement constant du système de prévention des coups d’État, dans l’espoir naïf de garantir l’éternité des principaux gouvernants. Ceux-ci n’ont plus le temps de réfléchir à la menace globale sur le pays ni à une vision partagée de son avenir.

L’Armée se substitue à la Police et aux autres corps sécuritaires traditionnels et se détourne de sa mission originelle pour assumer une fonction horizontale qui n’est guère la sienne. Son régime devient alors la source de tous les défis, car le souci de le stabiliser empêche le pays de s’inscrire dans la durée pour définir et mettre en œuvre une stratégie cohérente de développement. Les ressources ne sont plus affectées à ce dernier, mais centralisées sans contrôle pour répondre à l’unique impératif de protection des centres névralgiques du pouvoir.

L’incapacité de réfléchir et d’adopter des approches adéquates de gestion de la diversité se manifeste rapidement dès que se pose le moindre problème inhérent à tout pays pluriel où la  cohabitation de différentes entités doit être considérée comme une opportunité et non comme un obstacle. L’amalgame et l’intoxication affectent le nerf central du système à cause de l’anarchie, de la multiplicité et de la compétition malsaine des sources d’information.

Il faut se garder toutefois de croire que le danger du régime militaire soit inhérent à la valeur morale ou aux capacités intellectuelles des hommes qui le dirigent, mais à son incapacité congénitale de partager avec les acteurs nationaux, de respecter la vocation et la mission des institutions représentatives et de s’inscrire dans la durée autrement que pour assurer sa propre longévité.

Il serait donc injuste de faire supporter aux régimes militaires qui se sont succédé en Mauritanie la responsabilité entière des dérapages et des plaies dont notre histoire a été malheureusement émaillée, que nous verrons plus loin et dont le traitement constitue un défi majeur. Les groupes d’officiers qui ont assumé le pouvoir furent « encadrés » par des groupes de cadres civils pris au piège des idéologies contemporaines et dont les rivalités participent encore discrètement à la dynamique de l’instabilité.

Ils ont subi une pression constante pour opérer le retour à un régime civil normal et adopté, chemin faisant, une stratégie qui a eu quelques résultats positifs tels que l’élargissement du champ des libertés d’expression, de presse, de réunion et d’organisation.

Mais l’évolution vers un régime fondé sur une démocratie consensuelle n’est qu’à son début et il est urgent de la faire aboutir en partageant, au terme d’un dialogue national réellement inclusif, une même vision de la démarche à suivre pour y parvenir. C’est une condition historiquement nécessaire qui devient plus réalisable dans le nouveau contexte national dont nous devons profiter pour mettre notre pays à l’abri des turpitudes et des effets dangereux de l’improvisation et de la navigation à vue.

Dans certains cas, des équipes militaires ont fini par avoir peur de lâcher le pouvoir par crainte d’un retour de manivelle, car ils se sentent coupables de règlements de comptes ou de pratiques répugnantes difficiles à oublier.

Ils répugnent à invoquer la générosité absolutoire de leur peuple ou se croient incapables d’envisager une réconciliation avec lui. Mais il y a bien dans notre Armée des officiers comme celui qui est en train de s’installer au pouvoir, qui peuvent colmater les fissures causées par leurs prédécesseurs et préparer les conditions d’un retour effectif aux institutions civiles.

Le défi de la longue marche vers un État confessionnel déguisé

Personne ne s’est posé la question de savoir si la Mauritanie est un État laïc ou confessionnal, même si, à l’exception de deux d’entre eux, tous les Mauritaniens sont officiellement de confession musulmane.

La constitution du 22 mars 1959 disposait en son article 2 que « la religion du peuple mauritanien est la religion musulmane et que la République garantit à chaque citoyen la liberté de conscience et le droit de pratiquer sa religion sous les réserves imposées par la moralité et l’ordre public ». Celle du 20 mai 1961 avait reconduit cette disposition alors que celle du 20 juillet 1991 stipule en son article 5 que « l’Islam est la religion du peuple et de l’État », accomplissant ainsi une révolution radicale qui consacre l’État confessionnel sans le proclamer explicitement.

La confessionnalisation subreptice de l’État entre 1961 et 1991 s’explique par l’apparition au début des années 1970, dans les milieux scolaires, de courants jugés hétérodoxes qui inquiétaient le régime d’alors et les milieux conservateurs qui lui servaient de base sociale. L’arabisation précipitée de l’enseignement introduisit dans les hautes sphères de l’État de nombreux éléments de culture arabe suspectant les élites imbues de culture occidentale d’être opposées au recouvrement, par le pays, de son identité culturelle.

On assista enfin à la naissance spontanée d’une organisation à vocation universelle se réclamant du wahhabisme et disposant des moyens financiers gigantesques et déployant des efforts remarquables pour convaincre les dirigeants du pays que la confessionnalisation de l’État était l’unique moyen d’éradiquer le paganisme des jeunes et de renforcer l’unité nationale.

Tous ces facteurs ont présidé à une ré-islamisation tous azimuts des institutions publiques  appuyée par une arabisation accélérée et bâclée d’un enseignement qui ne pouvait produire que des fanatiques, une application de la charia allant jusqu’à faire de n’importe quel sortant des écoles traditionnelles un magistrat et une substitution de l’État à la communauté des croyants en matière de prise en charge de la gestion du culte.

Aujourd’hui, l’État mauritanien se trouve à un carrefour difficilement négociable où il est urgent de choisir entre une laïcité au sens où l’entend le malékisme et le confessionnalisme conçu suivant une vision hanbalite.

La première alternative déclenchera un retour de manivelle violent auquel le pays doit se préparer minutieusement, tandis que la seconde implique d’obéir aux injonctions d’une société passéiste qui croit naïvement au retour possible à l’âge d’or de notre monde musulman. C’est un défi immense auquel les Égyptiens ont tourné maladroitement le dos, alors que les Tunisiens semblent avoir choisi une voie plus sage en optant tacitement pour une voie médiane au risque de provoquer le déchirement dont nous pressentons les prémices chez nous.

Nous risquons en plus, de réveiller une guerre oubliée entre les tenants de deux visions opposées d’un islam rigide et d’un autre plus souple et plus en harmonie avec notre patrimoine génétique, sociologique et culturel formé par le mariage raisonnable des influences spirituelles, ailleurs irréconciliables, entre sunnisme, chiisme et soufisme.

Cette synthèse dont les Mauritaniens et les musulmans de toute la région ouest-africaine ont fait un référentiel fédérateur doit être défendue sans préjudice du respect dû aux modèles adoptés par d’autres pays frères pour nous éviter de transformer l’Islam en source de conflits après en avoir fait le socle principal de notre unité. Nous devons percevoir la nécessité urgente de préserver la base juridique, la pratique sociale et la culture tirées d’un rite doctrinal dont la défenestration par d’autres rites aura des conséquences fatales sur notre société.

IsselmouOuld Abdel Kader

 

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