Au Maroc, en Tunisie, au Sénégal, partout en Afrique, des gens de toutes religions vivent ensemble. Je me souviens, durant un séjour que je fis au Maroc dans les années 90, d’un voisin marocain. Ses cheveux en broussaille, sa moustache touffue, sa pommette le faisaient ressembler à Georges Brassens. Comme un sosie.
Sa belle pipe en bois de bruyère, sa chemise à demi ouverte, sa vareuse et son français exquis ne faisaient que fortifier cette ressemblance. Il va sans dire que nous eûmes bien souvent des discussions savoureuses.
Un jour que nous avions presque épuisé nos sujets de prédilection habituels (à savoir : le climat de la journée, les gens du coin: le boucher, l’épicier, le rôtisseur enfumeur, le boutiquier devenu radin à la suite d’une banqueroute antérieure et la belle fleuriste que notre célibat affligeait, tant nous étions peu supposés de lui acheter ses offrandes parfumées, hors de prix pour un étudiant), il me demanda à quoi je pensais. Je lui répondis à la manière de Vieux Guèye (incorrigible lascar de la capitale Nouakchott lorsqu’une dame lui posait semblable question) : « À mon patelin, c’est-à-dire à mon douar. »
Il va sans dire que l’intéressé, porté sur la véhémence, fulmina de plus belle lançant des « pff !» d’anthologie, de dessous sa grosse moustache.
De fil en aiguille, il sut que ledit patelin, loin de receler un quelconque intérêt à ses yeux, était aussi ennuyeux que pouvait l’être un jour venteux à El Youssoufia.
Mais, moi, le bruissement des arbres, les bourrasques qui faisaient ébranler les frondaisons des pommiers et des châtaigniers, faisant à chaque fois déguerpir une brassée d’oiseaux, me ravissaient.
Durant toute l’année passée dans ce quartier de la banlieue proche de Rabat, jamais je ne lui ai posé de question, disons, intime, ni ne me renseignai à son sujet auprès du boutiquier (lequel du reste avait des opinions peu désintéressées sur le microcosme alentour).
Peu avant mon départ, un de mes colocataires, mauritanien bien sûr !, me dit : « Tu ne sais pas que ton ami avec lequel tu discutes souvent est un juif ! ».
Ma réponse ne se fit pas attendre : « Je m’en fous. Il me suffit qu’il ressemble à Georges Brassens, que son français soit délectable et que nous partagions le café et la loubia à l’unique café du coin où tu n’as jamais été ! Loin de le rabaisser à mes yeux, ça le rehausse. Qu’est-ce que nous avons de mieux ? L’eussions-nous que cela n’aurait rien changé. Nous sommes frères ».
Vous qui parlez de lutte contre la haine, de cohésion sociale. Moi, je vous parle d’humanité !
Soyons humains, sinon, nous avons beau nous targuer de tout ce que vous voulez : rien n’y fait, tant qu’un chouïa de haine nous empoisonne le cœur – et la santé aussi, tiens ! – nous ne comprendrons rien à l’amour d’autrui, de tous les autres, y compris les Inuits de ces terres enneigées où le saharo-sahélien que je suis n’imagine même pas de pouvoir vivre une journée !
Croyez-vous qu’une marche suffit à « humaniser » des racistes, des aigris, des refoulés, des indécis, des mécontents, des envieux, des arrivistes, des carriéristes, des égoïstes, des égocentristes, des mégalomanes qui se prennent pour le Messie ?
Soyons sérieux, cet amour-là, celui de l’humanité tout entière, sans objet, ni mobile, ne se force pas, sans la moindre satisfaction autre qu’un sourire, qu’un regard, que quelques mots, qu’un souvenir (ce qui compte pour un trésor pour certains). On l’a ou on l’a pas.
De toute façon, avec tant de monde, vous parlez de marcher! Il faudrait être un bulldozer pour pouvoir avancer d’un pas!
C’est tout trouvé. Pour ne pas haïr, il faut surtout aimer, et pour rien d’autre que la beauté du geste!
Med Yahya Abdel Wedoud