Dans le tome 8 de sa bande-dessinée Akissi, Marguerite Abouet nous entraîne dans les aventures de la jeune héroïne qui essaye d’échapper à son voyage sans retour à Paris. L’auteure de la bande-dessinée à succès Aya de Yopougon et coscénariste de la série C’est la Vie a accepté de discuter avec nous de son écriture et de ses projets. Interview.
Vous avez commencé à écrire pour « ne pas devenir folle entre les quatre murs de [votre] chambre ». Quels étaient vos premiers écrits ?
Marguerite Abouet: J’écrivais un peu de tout. Mes premiers écrits c’était Akissi, mes souvenirs d’enfances. J’ai inventé le personnage d’Akissi quand je gardais des triplés [rires]. Akissi est plutôt autobiographique par rapport à Aya. Akissi c’est moi à 8 ans, une petite ivoirienne ; ma maison tout le quartier de Yopougon et le monde qui m’entourait un grand terrain de jeu perpétuel. L’écriture c’était pour moi une manière de garder la trace de tout ce que j’ai vécu avant d’arriver en France car quitter le pays que j’aime tant, je l’ai vécu comme une déchirure. Mes premiers écrits étaient une échappatoire dans l’exil. Il me semblait vital de ne pas oublier mon passé. Pour ne pas oublier d’où je venais, il fallait que je l’écrive. J’ai rempli des carnets de mes souvenirs, de bêtises d’enfants, puis ensuite de ce qui se passait dans les rues, les bus, le métro parce qu’on y croise une discussion, un visage, une expression… C’était un peu comme un journal intime.
« AKISSI C’EST MOI À 8 ANS, UNE PETITE IVOIRIENNE ; MA MAISON TOUT LE QUARTIER DE YOPOUGON ET LE MONDE QUI M’ENTOURAIT UN GRAND TERRAIN DE JEU PERPÉTUEL. L’ÉCRITURE C’ÉTAIT POUR MOI UNE MANIÈRE DE GARDER LA TRACE DE TOUT CE QUE J’AI VÉCU AVANT D’ARRIVER EN FRANCE CAR QUITTER LE PAYS QUE J’AIME TANT, JE L’AI VÉCU COMME UNE DÉCHIRURE. »
Est-ce que vous aimeriez ressortir des histoires de vos archives ?
Marguerite Abouet: La plupart de ces écrits sont devenus des albums d’Akissi dont le 8ème tome est sorti il y a 10 jours. De déménagements en déménagements, j’ai perdu mes carnets, mais en même temps je n’avais aucune prétention de les publier. Ces archives sont en fait mes souvenirs. D’ailleurs pour que mon imaginaire fonctionne, j’ai besoin que tout soit précis dès le départ. Des endroits précis, des gens précis avec des problèmes précis. Il y a forcément une démarche naturelle de l’imaginaire. J’installe tout à commencer par l’atmosphère car pour moi une histoire, c’est un lieu, une saveur, une odeur, un visage, un son. On doit s’y croire, on doit y être et on doit y croire.
Vous êtes la créatrice de la série « C’est la Vie ». Comment s’est fait le passage de la bande-dessinée à la production audiovisuelle ?
Marguerite Abouet: Ce passage s’est fait avec douceur ! J’ai eu la chance de faire cette transition avec le film d’animation Aya de Yopougon. J’ai adapté les deux premiers tomes d’Aya de Yopougon à la durée d’un long métrage. Je n’avais pas besoin de repenser la structure du récit: elle y était. J’ai remodelé le scénario pour lui donner le rythme et la durée d’un long métrage. J’ai injecté une poignée de scènes, étoffé certains dialogues et introduit quelques personnages en plus. J’ai pris l’habitude d’écrire, que ce soit de la BD comme de la fiction, en pensant à un premier découpage et en insérant les dialogues dans des cases. Ensuite, je modifiais parfois le rythme et le séquençage des dialogues.
Y’aura t-il un deuxième volet d’Aya de Yopougon au cinéma ?
Marguerite Abouet: Pour l’instant, je suis concentrée sur mon premier long métrage en tant que réalisatrice. Un film d’animation, c’est 4 ans de travail et 200 personnes avec qui il faut composer. L’animation demande beaucoup de temps et d’argent. Mais on ne sait jamais !
Quel est ce long métrage sur lequel vous travaillez ?
Marguerite Abouet: C’est une comédie dramatique qui va se passer entre la Normandie et Abidjan, entre un jeune prêtre français et un ivoirien. Une histoire d’amitié naissante entre deux paumés sur fond d’églises évangéliques.
Lors d’une interview pour Le Point Afrique, vous avez confié être un peu frustrée de ne pas pouvoir aborder certains sujets trop tabous dans « C’est la vie ». Quels sujets auriez-vous voulu aborder sans détours ?
Marguerite Abouet: C’est la vie est une série qui utilise la fiction pour susciter des changements de comportements. J’avais plusieurs défis avec cette série : créer des personnages qui nous ouvriront une fenêtre sur une réalité de la vie et qui nous permettront d’aborder les problématiques qui les animent.
Ces femmes parleront de leurs aventures, de leurs problèmes et de leurs craintes. À travers leurs histoires, on découvrira, tout en se divertissant, le poids des traditions, les injustices, l’insuffisance d’information et de liberté dont sont encore victimes les femmes, les jeunes. Les histoires de nos personnages contribueront à une transformation des mentalités et favoriseront le changement des comportements. C’était donc à moi de raconter des histoires en y glissant des sujets difficiles mais de façon subtile tout en gardant des valeurs communes, des réalités locales ou régionales. A moi de faire en sorte que le public éprouve intimement les conséquences des actions des personnages. En impliquant le public de manière émotive, sans être didactique ni moralisateur, nous lui laissons le loisir de jauger les attitudes et les comportements nouveaux adoptés par les personnages principaux. Mais le plus grand challenge a été de prendre en compte les différences culturelles d’un pays à l’autre [ndlr : la série C’est la Vie est diffusé sur TV5 Monde Afrique]. Faire passer un message au Niger où une fille peut être mariée à 15 ans et en Côte d’Ivoire où l’âge fixé du mariage est de 18 ans, ce n’est pas toujours évident. J’ai fait ce que je sais faire de mieux : raconter des histoires. Même si certains sujets étaient plus difficiles à traiter que d’autre, comme l’excision. C’est un sujet qui a suscité beaucoup de débats aussi bien avec les comédiennes qu’avec les techniciens.
Pourquoi l’excision a suscité autant de débats ?
Marguerite Abouet: Dans cet épisode, la fille cadette d’une héroïne est excisée sans le consentement de la mère. Elle décédera des suites d’une hémorragie. La mère porte plainte contre l’exciseuse. Il fallait que cette femme soit jugée devant le Tribunal et soit punie pour ce crime. A partir du moment, où il y a mort, on a malheureusement en Afrique ce fatalisme de dire que, « ça va aller », que « c’est la volonté de Dieu » et on ne cherche pas à aller plus loin. Mais le fait que dans cet épisode, l’exciseuse soit jugée, cela a suscité des débats. Les avis étaient partagés entre ceux qui disaient qu’on ne mourrait pas de l’excision, ceux qui disaient que ça fait partie de nos traditions etc.. On a donc décidé avec mon coscénariste Charli Beleteau d’écouter et de donner la parole à tout le monde. C’était nécessaire ces heures de discussion avec toute l’équipe car nous venons d’horizons différents et nous n’avons pas les mêmes opinions, les mêmes religions, ni la même éducation. Ces discussions ont été très enrichissantes. Cela nous a permis de revoir le scénario. Nous avons alors décidé de faire intervenir des personnages dont la parole est importante, comme le chef du village, leaders religieux, chefs coutumiers, guérisseuse, femmes, hommes, et finalement cela a été bénéfique et apaisant pour nous tous. Mais finalement c’est la justice qui a tranché.
Il y a d’autres sujets qui gênent comme la sexualité des jeunes. Le constat est que le sujet de la sexualité est tabou en famille. Les jeunes apprennent alors les choses de façon occasionnelle et mécanique. Ils parlent de sexe et se posent des questions. A nous les adultes de trouver des moyens de leur donner des informations adaptées afin qu’ils puissent prendre des bonnes décisions quant à leur comportement sexuel.
On constate que les parents ont échoué. Ces parents qui doivent jouer leur rôle d’éducateurs n’ont malheureusement pas les compétences nécessaires. C’est très compliqué de mettre en scène la sexualité des jeunes car on peut être accusés de pervertir la jeunesse. Alors que l’éducation sexuelle limite la désinformation, clarifie et renforce les valeurs et les attitudes positives. Dans le saison 3, on met l’accent sur cette jeunesse.
Pourquoi la saison 3 sera plus axée sur la jeunesse ?
Marguerite Abouet: Parce que chaque année, plus de 15 millions de filles sont mariées de force avant l’âge de 18 ans. Ces filles voient alors leur droit à l’enfance et à l’éducation volé, et leurs perspectives d’avenir et d’évolution limitées. Parce que dans le monde, environ 14 millions d’adolescentes deviennent mères chaque année et près de 90 % de celles-ci vivent dans les pays en voie de développement
Marguerite Abouet: Parce que les pays d’Afrique subsaharienne ont les taux de maternité d’adolescentes les plus élevés au monde. Diverses explications sont avancées par les chercheurs : mariages précoces, besoin de prouver sa fertilité, ignorance, acceptation réduite des méthodes contraceptives « modernes », rareté des services de planning familial, séduction des « sugar-daddies. »
Les grossesses chez des filles qui n’ont pas achevé leur développement physiologique et physique ont des répercussions sur la santé de la mère et de l’enfant mais aussi des conséquences sociales. Et si elle est scolarisée, l’adolescente est parfois obligée d’interrompre son cursus scolaire, ce qui réduit ses perspectives d’avenir, notamment celle de trouver un emploi stable. Et enfin parce qu’en Afrique, l’éducation à la sexualité demeure tabou dans beaucoup de familles, quel que soit le milieu social, la religion ou le pays. L’absence d’éducation à la sexualité est une forme d’éducation, qui laisse un vide abyssal en réponse à des questions que les jeunes, et moins jeunes, peuvent se poser de la manière la plus légitime qu’il soit.
« […] J’ÉCRIS DES HISTOIRES À LA HAUTEUR DE MES PERSONNAGES. »
Comment arrivez-vous à raconter des sujets aussi sensibles avec légèreté ?
Marguerite Abouet: Peut être le plaisir de raconter les choses de la vie comme elle va. Mes personnages sont comme moi, des aventuriers urbains qui doivent vivre avec le monde qui les entoure. Cela demande énormément de volonté et de courage, car l’art de vivre ensemble, de tisser les liens, de s’accepter les uns les autres sont des combats quotidiens.. J’écris des histoires à la hauteur de mes personnages. Derrière chacun de mes personnages, il y a une part de moi, une ombre portée d’impressions, de souvenirs et d’émotions. C’est la réalité observée avec un regard bienveillant. Et un féroce sens de l’humour qui peut s’autoriser de rire de tout, en particulier de soi-même comme la meilleure alternative au désespoir.
Quand sortira la saison 3 de C’est la Vie ?
Marguerite Abouet: En 2019, 30 épisodes arrivent !
Lors de l’émission Les Maternelles, vous aviez confié travailler avec votre fils Jules sur un projet de bande dessinée pour enfants. Quel est le pitch de la bande-dessinée ?
Marguerite Abouet: C’est un projet à 6 mains qui est en gestation. Mon fils âgé de 11 ans et son amie Angèle seront au dessin. Angèle dessinera l’intrigue de la princesse et Jules celle du chevalier. Ce sera une sorte de livre manga car au milieu du livre les deux personnages principaux devront se retrouver. Tout ce que je peux dire, c’est que ça va parler de cheveux, d’acceptation de soi, de respect de l’autre et de tolérance dans une histoire à se tirer par les cheveux [rires].
Pour quand est prévue sa sortie ?
Marguerite Abouet: Ce sont des enfants, donc on prend le temps. J’espère qu’on pourra le faire paraître pour Noël 2019.
Source : http://www.elle.ci